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Tribune libre / Un vent d’agitation souffle sur l’enseignement supérieur : vers un avenir incertain

Tribune libre / Un vent d’agitation souffle sur l’enseignement supérieur : vers un avenir incertain

[Isabella Falsetti]

par Faisal Bhabha

Des étudiants et des membres du personnel enseignant d’un large éventail de communautés minoritaires et marginali­sées bousculent l’ordre établi de leurs universités à bien des égards.

Parmi les sujets à controverse figurent les frais d’inscription, les normes d’admission, les traditions et les symboles, l’adaptation culturelle des programmes d’études, les mesures de soutien des étudiants, la sécurité sur les campus, les logements adaptés pour les personnes handicapées et les familles, la liberté académique, le droit de manifester, la reconnaissance de l’identité de genre et la diversité intellectuelle.

À ces sujets se greffent des questions fondamentales qui témoignent de problèmes affectant la société dans son ensemble. La liberté académique donne-t-elle le droit d’offenser les autres? Jusqu’où peut aller le droit de manifester? Faut-il faire disparaître les monuments qui célèbrent des personnages au passé maintenant décrié?  

Malgré les innombrables demandes qui leur sont faites, les universités et les collèges ne parviennent à fournir la plupart du temps que des réponses maladroites qui mènent à la désorganisation, à la polarisation et à la discorde. Nos communautés sont loin de parvenir au dialogue significatif qu’elles espèrent et qui est nécessaire pour que les choses avancent.

Le problème vient en partie des universités. Ce sont des créatures politiques et économiques qui visent des objectifs formidablement idéalistes. Les pressions qui s’exercent pour changer les choses viennent principalement de griefs et de déceptions légitimes, mais aussi d’attentes déraisonnables des personnes lésées.

Les faits sociaux et historiques qui justifient les désirs de changement dans les établissements d’études supérieures sont bien réels. Pour la plus grande part de leur histoire, les universités ont été élitistes, exclusives et profondément ancrées dans le privilège blanc.

Mais depuis que les universités ont adopté une structure plus proche de celle de l’entreprise et une culture plus consumériste, elles ont aussi choisi de se démarquer par des valeurs progressives. Les collèges et les universités, qui se veulent des moteurs du progrès, souhaitent être vus comme des défenseurs de l’équité, de la diversité et de l’inclusion. Ils ont annoncé haut et fort leurs louables aspirations et bâti des infrastructures élaborées de soutien des étudiants.

Tout cela a créé beaucoup d’attentes qu’il ne leur sera jamais possible de satis­faire. Les collèges et les universités risquent de se trouver pris à leur propre jeu.

Au début mars, les tensions qui s’accumulaient à I’école de journalisme de Ryerson ont atteint le point de rupture

après que les étudiants ont accusé l’administration de ne pas faire assez pour condamner l’homophobie et la transphobie. La présidente et la vice-présidente du programme ont démissionné. Dans une lettre ouverte de 17 pages qui a recueilli plus de 200 signatures, les étudiants et leurs sympathisants ont déclaré :

La sécurité des étudiants devrait toujours arriver au premier rang des préoccupations… L’école devrait avoir pour principal souci d’assurer un milieu d’apprentissage sûr, dans les classes en ligne ou en personne, pour qu’aucun étudiant ne se sente menacé ni ignoré. Cette responsabilité ne devrait pas incomber aux étudiants.

Cette idée que la sécurité des étudiants est primordiale n’a en soi rien de répréhensible. Assurer une bonne expérience étudiante signifie naturellement qu’on doit prendre au sérieux les préoccupations exprimées par les étudiants et veiller à ce que personne ne se sente menacé par quelque aspect que ce soit de la vie sur le campus. 

La tension apparaît quand on se demande ce que signifie, en réalité, la « sécurité des étudiants ». Heureusement, dans une démocratie stable comme la nôtre, les étudiants ne vivent pas à la merci de régimes sous occupation militaire qui les empêchent d’assister à leurs cours, ils ne sont pas surveillés par un régime autoritaire qui persécute les dissidents; ils ne sont pas non plus kidnappés à l’école et retenus captifs par des bandits.

Dans le contexte canadien, la « sécurité » semble inclure le fait de ne pas être exposé à des idées contraires ou de ne pas avoir à partager l’espace public avec des personnes dont les idées peuvent en offenser d’autres. Cette conception de la sécurité s’accompagne de l’attente qu’on n’a pas à se sentir inconfortable.

Pourtant, l’inconfort, intellectuel et émotionnel, fait partie intégrante de notre développement et de notre évolution. C’est aussi un élément fondamental d’une bonne instruction. On arrive rarement à une meilleure compréhension des choses et à la sagesse sans avoir connu une certaine dose d’inconfort. Le sentiment d’inconfort est le pendant nécessaire de l’examen et de l’évaluation que nous faisons de ce qui nous met à l’aise et pourquoi. Sans inconfort, nous n’apprendrions pas à nous connaître.

Si notre degré subjectif de confort est la principale mesure de la sécurité, alors les sentiments d’inconfort que vivent les étudiants sont traités comme des pro­blèmes de sécurité que l’établissement d’enseignement a la responsabilité de régler. Dans la pratique, cela peut mener à des pressions pour que l’établissement retire des professeurs des salles de classe, élimine des lectures et change le contenu de cours, sanctionne les étudiants qui ne mâchent pas leurs mots et interdit les groupes d’étudiants impopulaires.

Essayer d’apaiser les sentiments d’inconfort, d’affront et d’aliénation des étudiants n’est pas une mince tâche. De fait, les établissements d’enseignement postsecondaire se sont pliés à ce nouveau rôle de prestataires de soins auprès des étudiants. Ce rôle en est arrivé à redéfinir véritablement la mission de l’université.

Le modèle du prestataire de soins a pris forme en même temps que les établissements d’enseignement supérieur se tournaient vers une structure plus entrepreneuriale. Les étudiants ne sont plus les citoyens d’une communauté tournée vers le questionnement critique, mais des consommateurs ayant droit à un service sur mesure et à la satisfaction. Cette redéfinition des attentes va entraîner des coûts énormes.

Dès qu’on fait du vaste concept de la sécurité une priorité, on relègue forcément d’autres objectifs au second rang, comme ceux du libre arbitre et de la quête intellectuelle. On fait de l’expérience subjective de l’enseignement supérieur vécue par l’étudiant l’indicateur le plus important de la qualité de cet enseignement.

Évidemment, prêter attention aux étudiants et valider leurs sentiments face à leur expérience de l’enseignement supérieur n’est pas sans importance, mais l’obligation centrale de l’éducateur ou le rôle unificateur principal de l’université n’est pas de devenir un prestataire de soins.

Les professeurs de niveau postsecondaire ont surtout pour responsabilité d’être des modèles d’engagement critique. Ils doivent concentrer leurs efforts sur l’enseignement de l’analyse critique, c’est-à-dire la description et la présentation de choses à soumettre à la contemplation et à la critique de l’étudiant. Si le professeur hésite à divulguer l’information, à critiquer les idées les plus et les moins populaires ou à encourager les débats, il ne rend pas service aux étudiants.

Une bonne instruction consiste à mettre l’étudiant sur la voie de la découverte et de la transformation. L’indice d’une bonne instruction ne devrait pas être que l’étudiant se sent bien, mais qu’il apprend. Évidemment, si l’étudiant vit bien cet apprentissage, c’est encore mieux, mais ce n’est pas là la principale responsabilité de l’éducateur.

La voie vers l’avenir n’est pas du tout claire. La culture de l’« annulation » ne contribue pas à renforcer la confiance entre les professeurs et les étudiants. Le fait d’éliminer des mots et des idées (et même des personnes) du discours parce qu’ils pourraient offenser certaines personnes, sans considérer le contexte ni exercer d’analyse critique, va à l’encontre des valeurs fondamentales d’une société libre et pluraliste.

Sans doute les guerres de culture et les oppositions qui les accompagnent vont durer encore quelque temps. Elles présentent le risque qu’en parallèle, la liberté d’expression perde de sa valeur aux yeux du public. Des signes indiquent que cela se produit déjà. Dans certains milieux, on voit dans la liberté d’expression une liberté surtout prisée par les hommes blancs privilégiés. Malheureusement, cette façon de voir équivaut à voir l’arbre, mais pas la forêt.

La liberté d’expression a souvent été un outil de libération, une pièce centrale des luttes révolutionnaires. Et la libération a toujours été l’objectif premier des peuples opprimés qui voulaient se sortir des chaînes de l’oppression, quelles qu’en soient les formes.

Il y a presque 200 ans, John Stewart Mill nous a lancé l’avertissement suivant : l’opinion publique et la résistance popu­laire au changement peuvent encore plus mettre en péril la liberté individuelle qu’un gouvernement tyrannique ou des lois répressives. La liberté d’expression a constitué un moyen essentiel de permettre aux personnes marginalisées de remettre en cause les idées dogmatiques et les abus de pouvoir de la majorité qui façonnent nos expériences individuelles et collectives. 

Aujourd’hui, un grand nombre d’étudiants de communautés marginalisées apprennent à voir la liberté d’expression comme une revendication surtout défendue par les élites masculines blanches pour protéger leurs privilèges sociaux non fondés. Les membres de groupes opprimés ne voient pas dans la liberté d’expression une garantie qui les protège, eux ou leurs intérêts. C’est triste, mais ils font fausse route.

Dans leur désir de s’imposer rapidement comme des champions de l’équité, de la diversité et de l’inclusion, les universités ont fait un pas en arrière au chapitre de la liberté d’expression au détriment des personnes qui en ont besoin. Il arrive trop rarement que les valeurs de la liberté d’expression soient invoquées dans la défense des étudiants et professeurs marginalisés, même si ces personnes se heurtent, dans l’exercice de leur libre expression, à une résistance administrative et sociale disproportionnée.

Si cela n’est peut-être pas surprenant, il reste que c’est décevant de voir de jeunes militants balayer du revers de la main la liberté d’expression. C’est malheureux, parce qu’elle représente un outil vital de notre quête collective pour l’égalité et la justice sociale.

__________________________________

Faisal Bhabha est professeur agrégé à l’École de droit Osgoode Hall de Toronto, au Canada. Ce commentaire est paru une première fois le 29 avril 2021 sur le site Web du Centre for Free Expression. Les opinions qui y sont présentées sont celles de l’auteur; l’ACPPU ne les partage pas forcément.

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