Par David Robinson
En 1977, le directeur de l’École de service social de l’Université Memorial a avisé la professeure Marlene Webber que son contrat d’enseignante à l’essai ne serait pas renouvelé. Son crime? L’université avait appris que la professeure Webber œuvrait activement au sein du Parti marxiste-léniniste du Canada. Dans une brève lettre confirmant sa décision de ne pas renouveler le contrat, le directeur de l’École a expliqué à la professeure Webber qu’en dépit de son indéniable compétence et de sa conduite irréprochable en salle de classe, ses opinions et ses activités politiques exercées dans ses temps libres étaient « hostiles envers le gouvernement et menaçaient le système sur lequel celui-ci se fonde ». Conséquemment, le directeur a vivement reproché à la professeure Webber de « n’avoir pas saisi » que ses opinions politiques « pouvaient nuire à la réputation de l’École et de l’Université ».
Le cas Webber, bien que les événements se soient déroulés il y a près de 50 ans, est toujours d’actualité parce qu’il met en lumière le débat qui continue au sujet des droits et des protections qui devraient être accordés aux membres du corps professoral concernant leur prise de parole politique. Est-ce qu’une université ou un collège devrait pouvoir sanctionner un(e) professeur(e) d’avoir exercé son droit d’expression à titre de citoyen(ne), même si les opinions formulées sont impopulaires, controversées, offensantes ou nuisibles à la réputation de l’établissement? Existe-t-il des limites à ce que le personnel académique peut dire publiquement en toute sécurité et, le cas échéant, quelles sont-elles?
Pour le comité chargé par l’ACPPU d’enquêter sur l’affaire Webber et dirigé par l’éminent politologue C.B. MacPherson, la réponse à ces questions était claire. « Les seules raisons acceptées pour le non-renouvellement d’un contrat sont des lacunes en matière de recherche ou d’enseignement, ou un service déficient à l’endroit de l’université ou de la communauté », pouvait-on lire dans le rapport du comité. Par conséquent, il a été déterminé que la décision de ne pas renouveler le contrat de la professeure Webber en raison de ses convictions politiques était motivée par des raisons « totalement inacceptables au regard de toute norme de liberté académique ».
En parvenant à cette conclusion, le comité d’enquête a cru comprendre que la liberté académique n’englobe pas seulement le droit à la liberté de parole dans le cadre de l’enseignement, de la recherche et du service à l’établissement. Elle englobe aussi la liberté d’expression extra-muros — des commentaires de professeur(e)s sur des sujets d’ordre général, qu’il s’agisse ou non d’un sujet lié à leur spécialité académique. La liberté académique extra-muros permet à un professeur comme le linguiste du MIT Noam Chomsky de s’exprimer sur la politique étrangère des États-Unis sans représailles ni censure de la part de son établissement d’enseignement.
Certaines des plus importantes controverses sur la liberté académique dans l’histoire de l’Amérique du Nord mettaient en cause des professeur(e)s ciblés et congédiés non pas pour ce qu’elles ou ils enseignaient dans leur classe ou publiaient dans des revues scientifiques, mais plutôt pour leur activisme politique et social. Par exemple, le mathématicien Lee Lorch a été congédié par le City College of New York en 1948 parce qu’il luttait publiquement pour les droits civils des Noirs aux États-Unis. Deux ans plus tard, il a également été licencié par la Pennsylvania State University parce qu’il avait permis à la famille d’un ancien combattant noir de demeurer dans son appartement à New York. Penn State a publiquement dénoncé l’attitude de Lee Lorch comme étant « extrême, illégale, immorale et préjudiciable pour les relations publiques du collège ». Quelques années plus tard, Lorch a encore été renvoyé, cette fois par la Fisk University au Tennessee, après avoir été sommé de comparaître devant le House Un-American Activities Committee (HUAC), parce qu’il avait tenté d’inscrire sa fille dans une école réservée aux Noirs pour protester contre la ségrégation.
Malheureusement, Lee Lorch n’était pas le seul à avoir vécu cette expérience. Vers la fin des années 1940, une vague de répression politique a commencé à déferler sur les États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada où des professeur(e)s, des artistes et des écrivain(e)s étaient ciblés pour leurs opinions politiques. De nombreux collèges et universités, formellement ou non, exigeaient que les membres du personnel académique signent des serments de loyauté. Le directeur de la faculté de droit de l’Université de Toronto, W.P.M. Kennedy, a exigé du futur juge en chef de la Cour suprême Bora Laskin qu’il signe un serment de loyauté avant d’officialiser son embauche. Laskin a dû jurer qu’il n’avait « aucune connexion [sic] — publique ou privée, expresse ou implicite — avec une organisation communiste, fasciste ou avec un quelconque mouvement subversif ». Dans une lettre adressée au recteur de l’université, Kennedy s’est fait rassurant : « Je lui ai dit [à Laskin] — comme je le dis à toute personne dont je recommande l’embauche — que sa tâche consistait à enseigner le droit, et non à se prononcer publiquement… sur des questions politiques ou publiques ». Entre-temps, aux États-Unis, on a estimé qu’en 1958 plus de 13 millions de professeur(e)s, scientifiques, fonctionnaires, ingénieur(e)s et autres professions avaient dû prêter un serment de loyauté politique pour pouvoir être embauchés.
Bien que l’ère des serments de loyauté formels soit heureusement révolue, la liberté académique extra-muros demeure, selon Matthew Finkin et Robert Post dans For the Common Good: Principles of American Academic Freedom, « l’aspect théorique le plus problématique de la liberté académique ». Pourquoi? Parce qu’elle met en cause une prise de parole n’étant pas nécessairement liée à l’expertise académique d’une personne, ou à sa fonction au sein d’un établissement. Elle est liée au droit général de tous les citoyens d’exprimer leurs opinions, et pour cette raison est souvent confondue avec le droit à la liberté d’expression de la Charte. Mais la liberté académique extra-muros va plus loin que la simple liberté d’expression. Il s’agit d’une protection particulière qui empêche les universités et les collèges de sévir contre les membres du corps professoral qui expriment leurs opinions politiques.
La liberté académique extra-muros devrait être perçue comme le renforcement du droit des professeure(e)s à la liberté dans le cadre de leur enseignement, leurs recherches et leur service à l’établissement. Comme le dit Keith Whittington, professeur à l’Université Princeton, « si les membres du corps professoral pouvaient être licenciés pour leurs déclarations publiques, alors la mission fondamentale d’avancement et de diffusion du savoir de l’université pourrait être menacée ». La liberté académique, sous toutes ses formes, ne peut prospérer que dans un environnement où règne un respect global de la liberté d’expression. Les membres du personnel académique ne seront pas enclins à croire qu’une université ou un collège défendra leur liberté dans le cadre de leur enseignement ou leurs recherches si l’administration brime leur expression à l’extérieur de l’établissement d’enseignement.
Il ne faut pas conclure pour autant que la liberté académique extra-muros donne le droit aux membres du personnel académique de dire tout ce qui leur passe par la tête, sans conséquences. Tout comme la liberté académique dans l’enseignement et la recherche est encadrée par des normes disciplinaires et éthiques, la liberté académique extra-muros a aussi ses limites. Elle ne confère pas l’immunité à ceux qui contreviennent aux lois interdisant la diffamation ou les discours haineux, pas plus qu’elle n’autorise le harcèlement ou la discrimination. Toutefois, ces limites n’empêchent pas les professeur(e)s de participer à de vifs débats, ou d’exprimer des idées controversées et impopulaires.
C’est précisément ici que nous retrouvons la principale tension à propos de la liberté académique extra-muros qui s’exprime sur les campus actuellement, en particulier concernant les commentaires publics formulés à propos du conflit entre Israël et la Palestine. D’aucuns affirment, notamment de nombreux administrateurs d’universités et de collèges, que lorsque les commentaires extra-muros d’un membre du personnel académique offensent si profondément un groupe que les membres de ce dernier ne se sentent pas bienvenus ou en sécurité en classe, il faut agir. Peu importe le niveau de colère et la pression exercée sur l’administration, il est nécessaire de faire preuve d’une extrême prudence. À moins et jusqu’à ce qu’il soit démontré que le commentaire public d’un(e) professeur(e) viole la loi ou est un signe clair de « l’incapacité » de la personne à remplir ses fonctions, aucune mesure disciplinaire ne doit être tolérée. L’autorisation de telles mesures consisterait à étendre aux administrations collégiales et universitaires le pouvoir de contrôler le ton et la manière de s’exprimer du personnel académique à l’extérieur des établissements d’enseignement.
Le discours public des membres du personnel académique n’a pas besoin d’être doux, gentil, « affable » ou diplomatique. Au contraire, la liberté académique permet de s’exprimer de façon passionnée, percutante, voire de manifester de la colère. Certes, ces attitudes peuvent créer de l’inconfort et offenser. Mais les tentatives de circonscrire le ton du discours, même bien intentionnées, mèneront inévitablement à l’affadissement de celui-ci, privé d’émotion et de conviction. Comme le fait remarquer l’American Association of University Professors dans son ouvrage On Freedom of Expression and Campus Speech Codes, « certaines personnes pourraient chercher à établir une distinction entre la réglementation du contenu du discours et celle du style du discours. Le sous-comité juge cette distinction indéfendable en pratique parce que l’utilisation d’un style offensant ou de phrases répréhensibles peut justement découler d’un choix conscient en raison de leur puissance d’expression ».
Sans doute, les plus récents appels à la réglementation du ton du discours public des professeur(e)s sont le reflet de tendances plus lourdes et inquiétantes au sein des universités et des collèges. À une époque de réduction du financement public et de montée du gestionnariat privé, de trop nombreuses administrations choisissent de faire passer la gestion de la réputation et l’apaisement des étudiants, des donateurs et des politiciens avant leur engagement envers la liberté académique. Cette frilosité du leadership, comme le soutient l’historien américain Joan Wallach Scott, menace de transformer l’université ou le collège « d’un lieu où les idées sont contestées, débattues et échangées à un espace dans lequel les vigilants gestionnaires du risque permettent aux consommateurs d’influencer ce qui peut être dit et ce qu’il faut taire ».
La liberté académique, comme toutes les libertés d’expression, est particulièrement vulnérable en temps de conflit et de division sociale. Cependant, l’histoire démontre que c’est précisément lorsque les menaces politiques envers la liberté académique s’intensifient que le besoin de voir les membres du personnel académique participer au discours public gagne en importance. La censure mène invariablement à la conformité et à la docilité. Si les universités et les collèges veulent remplir leur mission de préserver, diffuser et faire avancer le savoir, alors la liberté académique — sous tous ses aspects — doit être promue avec vigueur et farouchement défendue. Cela comprend le fait de reconnaître que le personnel académique doit être encouragé à s’exprimer et libre de le faire.