Par George Elliott Clarke
Je prends de nouveau la plume afin de commenter l’incapacité du bulletin à traiter de la question des campagnes « d’annulation » — ou du phénomène du « gangstalking » (le terme utilisé par l’Association canadienne des libertés civiles qui signifie une attaque groupée), c’est-à-dire l’intimidation et le harcèlement ayant pour but de censurer ou de faire taire les universitaires (et d’autres intellectuels, notamment les écrivaines et écrivains), des actions qui sont — je crois — strictement haineuses lorsqu’elles sont soutenues par d’autres membres de l’élite intellectuelle — des citoyens qui comptent sur les garanties de liberté de parole pour effectuer leur travail.
Et pourtant, alors que l’ACPPU et The Writers’ Union of Canada (TWUC) dénoncent rapidement les actions entreprises par les gouvernements ou les administrateurs culturels pour entraver les libertés civiles intellectuelles et pédagogiques, ces deux organismes ont été très lents à condamner les efforts des « tiers » ou de la « société civile » (qu’il s’agisse de Volk de droite ou de Woke de gauche) afin d’empêcher les professeures et professeurs, les écrivaines et écrivains ou les conférencières et conférenciers de débattre de leurs points de vue, de témoigner de leurs expériences (sous forme d’œuvres de fiction ou de récits parfaitement factuels), ou de partager une mission professorale.
Pourtant, ces régimes suppressifs, oppressifs et répressifs sont tout autant dommageables à l’échange d’idées en toute liberté — ainsi que menaçants pour la sécurité personnelle — que le sont les exemples bien plus impudents de despotes qui interdisent ou brûlent des livres ou de policiers qui matraquent des manifestants.
Je ressens la nécessité de m’exprimer à nouveau parce que le numéro de mai-juin 2023 du bulletin contenait le compte-rendu d’une entrevue instructive avec M. Samuel Dunietz, qui dénonce à raison les législateurs d’États américains qui attaquent les établissements d’enseignement postsecondaires qui prônent la diffusion, l’enseignement (ou même la lecture) d’idées qui vont à l’encontre d’une certaine idéologie.
M. Dunietz explique avec éloquence son opposition aux tentatives d’interférence gouvernementale dans le milieu universitaire et note : « La capacité du corps professoral et des institutions d’enseignement postsecondaires d’être libres d’interférence et d’avoir la sécurité nécessaire pour innover est cruciale pour le discours démocratique et nécessaire à une société libre. » Tout cela est bien beau, mais je trouve qu’il est troublant que M. Dunietz attribue seulement la culture « anti woke » au barbarisme républicain, mais qu’il ne dise rien (c’est-à-dire, rien qui ne soit rapporté dans l’entrevue) à propos des activistes de la « société civile » —de gauche ou de droite — qui tentent d’empêcher le corps professoral (ou d’autres intellectuels) de faire connaître publiquement leurs recherches ou la matière qu’ils enseignent parce qu’un côté ou l’autre craint que le contenu de la conférence ou de l’article viole les points de vue philosophiques, politiques ou idéologiques que ces activistes croient profondément vrais et incontestables.
Mon indignation n’est pas dirigée contre M. Dunietz, qui semble affable et impartial, intelligent et bien intentionné, mais envers l’échec ou le refus de l’élite intellectuelle canadienne de condamner le harcèlement des professeures et professeurs (ou autres) — ainsi que la promotion de la violence physique envers nous. Il s’agit de pratiques de tiers qui refusent toute discussion, mais qui souhaitent que des livres soient retirés de la circulation ou des programmes d’enseignement, ou qui veulent censurer ou tentent de faire renvoyer les professeurs qui défendent des idées que ces complotistes jugent désagréables.
Il est lâche et hypocrite de prétendre que la seule menace envers nous provient d’administrations préhistoriques ou d’états et de régimes (étrangers) autoritaires. Nous devons également rejeter directement les appels à la censure de la part des « activistes » de gauche ou de droite convaincus de détenir la vérité — ainsi que de leurs alliés souvent employés de longue date qui vont approuver les tactiques d’intimidation tant que celles-ci sont dirigées contre les personnes dont ils contestent les idées.
Les menaces à la liberté académique ne sont pas toujours identifiables facilement comme la tenue des militaires de régimes tyranniques (étrangers) qui désirent « écraser » les minorités, les refuzniks et les dissidents. Non, parfois, le danger provient de citoyens convaincus que leur appartenance à un mouvement sociopolitique vital leur donne le « droit » d’arracher de force les intellectuels de leurs bureaux ou de les jeter hors de leurs salles de conférence. Nous devons plutôt regarder avec lucidité tous les gardiens autoproclamés de la « moralité » publique ou politique, toutes nos versions nationales et « politiquement correctes » de la « police iranienne de la moralité », et tous les promoteurs de campagnes des « Deux minutes de la haine » (comme dans le roman 1984 de Georges Orwell).
Bien qu’il soit impopulaire de l’affirmer, même les communautés qui formulent des griefs tout à fait vertueux ne peuvent être autorisées à réprimer les échanges académiques ou, d’ailleurs, l’expression artistique. Alors, honte à nos institutions académiques de ne pas dénoncer cette grave menace antidémocratique — et, oui, qu’une juste honte retombe aussi sur la TWUC.
Une coda nécessaire
Lorsque j’ai écrit ma lettre au rédacteur en chef du bulletin le 18 juillet 2023, il s’agissait d’un suivi à une lettre précédente envoyée à l’automne 2022 (en réponse à l’éditorial du bulletin de septembre 2022), dont le contenu était similaire (et qui avait été, tout comme la lettre ci-dessus, envoyée en copie à la TWUC), c’est-à-dire une protestation contre la critique facile des gestes nuisibles posés par des dictocraties à l’étranger alors qu’au pays, la censure promue par les activistes sociaux (de droite ou de gauche) ne fait l’objet d’aucune critique.
Je m’objecte à la tendance canadienne d’accuser les autres de tenir des discours dogmatiques ou de faire preuve d’un violent sectarisme, sans reconnaître les spasmes de l’intolérance ici même au pays, à l’intérieur de nos frontières, en particulier lorsque les auteurs ne sont pas des chauffeurs de camion crachant leurs fumées toxiques qui rêvent de « F**k Trudeau », mais bien des personnes qui défendent des causes de justice sociale que bon nombre d’entre nous appuient.
Cependant, la censure est la censure, et je ne pense pas que quiconque se déclarant « progressiste » croit qu’il a le droit de décider qui est autorisé à parler et qui ne l’est pas. En fait, la raison pour laquelle nous avons une Charte des droits et libertés — ainsi que des institutions académiques, journalistiques, littéraires et culturelles supposément libérales — est de préserver (comme aux Communes) un espace pour la discussion franche, des débats enflammés et l’échange libre de points de vue et d'opinions.
Par conséquent, je me réjouis de savoir que « L’ACPPU a récemment adopté une politique en réponse aux préoccupations à propos du sociomuselage… La politique est cohérente avec notre énoncé sur la liberté académique qui dit qu’aucune expression ou idée, dans le respect de la loi, ne doit être prohibée sur un campus collégial ou universitaire. » Je cite le courriel que m’a envoyé David Robinson, directeur général de l’ACPPU, le 3 août 2023. Il poursuit en écrivant « À cause de la décision prise en janvier de cette année par l’administration de l’Université de Lethbridge d’annuler une conférence par un ancien professeur de Mount Royal, l’ACPPU a publié le communiqué suivant : https://www.caut.ca/fr/latest/2023/02/acppu-luniversite-de-lethbridge-eu-tort-dannuler-une-conference-sur-le-campus”
J’applaudis cette mesure. Mais je me suis demandé si, au Canada, d’autres organes d’opinion, de créativité et de recherche respectaient ces principes. J’ai décidé d’envoyer une copie de mes lettres adressées au bulletin à la direction de la TWUC parce qu’au cours de l’hiver 2020, lorsque j’ai été placé agressivement sur une « liste de rejet » — sans avoir la possibilité de me défendre contre un tissu de calomnies — la TWUC a déclaré, en réponse à mon appel à l’aide, quelque chose comme ceci : « Nous ne voulons pas provoquer la colère des communautés que nous essayons de courtiser, et nous craignons que cela se produise si nous vous appuyons. Nous compatissons avec vous, mais vous devez vous débrouiller seul. » Par conséquent, je dois souligner l’hypocrisie lorsque la TWUC dénonce avec véhémence les fatwas déclarées à l’étranger par les suspects habituels, mais qu’elle ne dit mot lorsque les dictateurs de la censure au pays sont ceux qui déclarent qu’un message tonitruant dans un porte-voix équivaut à la promotion de la vertu. Non! Voici les véritables équivalents moraux : pas de droits de la personne sans libertés civiles; et pas de libertés civiles sans droits de la personne.
George Elliott Clarke
Département d’anglais, Université de Toronto