Peu avant le début de l'invasion russe de l'Ukraine, fin février, Viola Lynne, éminente historienne spécialiste du règne de la terreur de Staline, a terminé un projet auquel participaient des collègues des deux côtés du conflit. Cependant, quelques semaines plus tard, comme plusieurs autres chercheurs, elle a senti qu'elle devait prendre position et a quitté son poste à l’École des Hautes Études en Sciences économiques de Moscou. « Avec la guerre, il m’était devenu insoutenable de continuer à occuper ce poste explique Mme Lynne, professeure au Département d'histoire de l'Université de Toronto, dont le travail l'a souvent menée à faire des recherches dans les archives autrefois inaccessibles de l'ancienne Union soviétique.
Depuis qu’elle a quitté son poste, Mme Lynne a observé les répercussions de la guerre sur le monde universitaire, notamment sous la forme de boycottages, d'annulations d'offres de stages postdoctoraux à de jeunes universitaires russes et de la prise pour cible de programmes et de collections universitaires, comme les anciennes archives du KGB à Kiev. En Ukraine, dit-elle, « je pense que personne ne fait de travail historique en ce moment ». Quant à ses collaborateurs en Russie, ajoute-t-elle, la communication est désormais très circonspecte. « J'ai régressé à l’écriture de style soviétique. »
Outre les aspects les plus visibles et les plus horribles de la guerre, l'invasion russe a eu un impact dramatique sur la vie universitaire et le travail de recherche dans les deux pays, tout en déclenchant un large éventail de réactions de la part des universités et des collèges, des organisations savantes, des organismes de financement et des ministères gouvernementaux impliqués dans les activités de recherche. Des milliers d'universitaires et d'étudiants ont été contraints de fuir, tandis que de nombreux étudiants étrangers en Ukraine sont restés coincés.
Pendant ce temps, les initiatives scientifiques multilatérales portant sur bon nombre de sujets, de l’Arctique à la Station spatiale internationale, ont essentiellement cessé. Les chercheurs canadiens participent à plusieurs d'entre elles.
La condamnation du secteur mondial de l'éducation a été sans équivoque. « Les éducateurs du monde entier demandent à la communauté internationale de mettre fin à l'effusion de sang en Ukraine et de faire tout son possible pour éviter une crise humanitaire catastrophique en Europe », a écrit David Edwards, secrétaire général de l'Internationale de l'Éducation, la fédération mondiale des syndicats d'enseignants, dans un tweet au début de la guerre. L'ACPPU s'est jointe à l'Internationale de l'Éducation pour exprimer sa solidarité envers les étudiants, les enseignants, les universitaires et la population ukrainienne afin de condamner l'invasion de la Russie et de diriger les ressources vers le nombre croissant de réfugiés ukrainiens.
Karly Kehoe, historienne à l'Université Saint Mary’s qui a beaucoup travaillé avec des universitaires déplacés, note que la crise en Ukraine rappelle que des universitaires d'autres zones de guerre ont été confrontés aux mêmes types de violence, de dislocation et d'effondrement de leur carrière, souvent avec beaucoup moins d'attention de la part des médias et de l'Occident. « Une chose importante à reconnaître, c’est que, pendant qu’une crise sévit à l’heure actuelle en Ukraine, d’autres se poursuivent en Afghanistan, en Syrie et en Turquie. C'est un problème vraiment, vraiment grave. »
La plupart des universités ont émis des déclarations de soutien à l'Ukraine et, dans certains cas, ont libéré des fonds ou des places pour les étudiants étrangers. Par exemple, l'Université du Manitoba a créé un fonds de bourses d’urgence d’un million de dollars.
Le gouvernement fédéral a également annoncé la création d'un Fonds spécial d'aide aux stagiaires à court terme destiné spécifiquement aux stagiaires de recherche ukrainiens, qui offre un soutien pouvant atteindre 20 000 $ pour les étudiants en maîtrise, 25 000 $ pour les étudiants au doctorat et 45 000 $ pour les stagiaires postdoctoraux. L'objectif, selon Ottawa, « est de mettre en place ou de maintenir une aide à l'emploi ou un soutien financier — sous la forme d’un salaire ou d’une allocation — au bénéfice des étudiants des cycles supérieurs et des chercheurs postdoctoraux directement touchés par la crise qui secoue l’Ukraine ».
Si de telles mesures sont les bienvenues, Mme Kehoe estime que les gouvernements, les institutions et les associations de personnel académique du Canada doivent réfléchir à des solutions à plus long terme pour les universitaires déplacés. Des séjours d'un ou deux ans ne sont pas suffisants pour les universitaires contraints de fuir leur maison et qui pourraient ne jamais y retourner. « Ce n'est pas ainsi que l'on soutient les universitaires en danger qui ont tout perdu, dit-elle. Vous ne pouvez pas vous contenter de dire : ‘nous vous avons donné un an ou deux et c'est tout ce que nous pouvons faire’ ».
Pendant ce temps, la communauté universitaire se demande si elle doit rompre ses liens avec les universités et les chercheurs russes. Les organismes fédéraux de financement de la recherche ont annoncé début mars qu'ils imposaient un moratoire sur le financement des partenariats avec la Russie, à la suite d'une mesure similaire prise par le Royaume-Uni et l'Union européenne.
Mme Kehoe estime que l'inquiétude de la communauté universitaire devrait s'étendre aux universitaires russes qui s'opposent à la guerre. « Je suis très inquiète pour eux, affirme-t-elle. S'ils s'expriment, ils vont avoir beaucoup d'ennuis. S'ils se taisent, ils seront critiqués pour leur silence. »
Il ne fait aucun doute que les relations entre universitaires canadiens et russes sont devenues extrêmement tendues, notamment lorsque des universitaires russes se sont prononcés en faveur du régime de Vladimir Poutine ou ont entretenu des relations avec des groupes affiliés au Kremlin.
La question est de savoir jusqu'où doit aller le sentiment d'inimitié. « Des organisations comme l'American Historical Association suggèrent de couper les liens avec les institutions plutôt qu'avec les individus, explique Mme Lynne. Si vous avez encore un lien avec une personne, pourquoi devriez-vous vous le rompre? »
L'anthropologue Alexia Bloch, de l'Université de la Colombie-Britannique, dont les travaux ont porté sur la Sibérie, affirme être restée en contact étroit avec ses homologues russes, qu'elle sait opposés à la guerre. Pourtant, elle prend toujours soin de communiquer par WhatsApp. « Je ne peux pas envoyer de courriel aux gens et leur demander ce qu'ils pensent vraiment de ce qui se passe. »
Le biologiste Jeremy McNeil de l'Université Western, président également de la Royal Society, ajoute que, d'après son expérience de travail avec des chercheurs étrangers, il est généralement prudent d'éviter de discuter de politique.
Au-delà des conversations à bâtons rompus, M. McNeil et d'autres s'inquiètent vivement de la manière dont la guerre affectera les recherches en cours, en particulier les travaux multi-sites et multidisciplinaires qui incluent des partenariats avec des chercheurs russes et ukrainiens. « Ces collaborations permettent de développer nos connaissances », dit-il, en soulignant que dans de nombreux domaines, comme en biologie, la production de connaissances n'a rien à voir avec la géopolitique, mais les interruptions d'activités telles que la recherche sur le terrain et la collecte systématique de données portent directement atteinte aux nouvelles connaissances.
Compte tenu des sanctions, Mme Bloch sait que les voyages de recherche en Russie, devenus de plus en plus difficiles à organiser au cours de la dernière décennie, sont désormais hors de question. Elle ajoute que d'autres types d'interactions, comme l'envoi de paiements aux chercheurs ou aux participants, sont carrément impossibles. De façon plus générale, Mme Bloch craint que la guerre n'ait transformé la Russie en une boîte noire sur le plan de la recherche en sciences sociales, ce qui, note-t-elle, est problématique pour le Canada, avec sa grande frontière commune au nord. « On a l'impression que c'est la fin des années 1930. »
D'autres craignent également les conséquences plus larges de la rupture des liens de recherche. Terry Callaghan, un expert britannique de l'écologie arctique, a déclaré à Science Business que l'interruption des travaux du Conseil de l'Arctique, dont le Canada fait partie, se répercutera dans les débats mondiaux sur le changement climatique. « Si nous coupons les liens avec la Russie maintenant, il y a un volume extrêmement élevé de recherches auquel l'Occident n’aura pas accès dans un avenir prévisible, a-t-il affirmé. L'impact de cette conséquence et les répercussions du changement climatique sur la Sibérie pourraient être ressentis dans le monde entier. »
Entre les retards liés à la COVID-19 et maintenant la guerre qui sévit, M. McNeil prévient que les perturbations des activités de recherche en cours pourraient infliger des dommages permanents. « Les activités scientifiques vont s’éteindre sur place, dit-il. Les personnes qui travaillent dans des laboratoires et qui ne peuvent pas faire avancer leurs travaux, ne pourront pas simplement les reprendre là où ils ont été interrompus. Si vous étiez en train de travailler sur le terrain ou de mener certaines expériences, cette phase de la recherche est disparue. Elle n’existe plus. »
Malgré les questions de fond concernant les répercussions des événements mondiaux sur le développement de nouvelles connaissances, Mme Bloch estime qu'il n'est tout simplement plus approprié, d'un point de vue éthique, de poursuivre des recherches. Et, comme elle l'ajoute, ces dilemmes sont des « préoccupations mineures » par rapport à ce que les universitaires et les étudiants ukrainiens endurent.
Mme Kehoe, citant des initiatives en Europe (voir page suivante), affirme que les établissements d'enseignement supérieur canadiens doivent faire davantage pour soutenir les universitaires déplacés d'Ukraine, ceux issus d'autres zones de guerre et ceux qui ont quitté la Russie. Les associations de personnel académique, ajoute-t-elle, devraient chercher des fonds pour offrir aux universitaires déplacés trois ou quatre ans de stabilité et faire pression sur les recteurs d'université pour obtenir davantage de fonds.
« Nous sommes vraiment, vraiment à l'aise au Canada, note Mme Kehoe. Nous avons peut-être des problèmes avec notre système, mais nous sommes très, très privilégiés ici, et je pense qu'il est parfois facile d'oublier que la liberté académique que nous pouvons tenir pour acquise n'existe pas ailleurs. »