Back to top

Tribune Libre / Les universités : l’acteur négligé dans l’établissement de démocraties saines

Tribune Libre / Les universités : l’acteur négligé dans l’établissement de démocraties saines

Par Marc Spooner

Les appels alarmants et les tentatives récentes de renverser des gouvernements élus démocratiquement au Canada et aux États-Unis, deux pays censés être des modèles de démocratie, donnent certainement à réfléchir. Mais, en plus de nous trouver au beau milieu d’une récession démocratique mondiale, la situation est franchement inquiétante.

La démocratie est vulnérable et fragile. Elle nécessite un maintien, une participation, une vigilance et une réaffirmation constante. Si elle est négligée, elle peut dériver ou être poussée vers l’illibéralisme et, au bout du compte, l’autoritarisme.

Lorsque les discussions portent sur les piliers de la démocratie, les gens citent souvent la presse libre, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire comme les institutions qui servent de contrepoids essentiel au pouvoir. Les universités sont citées beaucoup moins souvent.

L’engagement constitutionnel d’un pays en faveur de la liberté académique est un indicateur clé de la bonne santé de sa démocratie.

La démocratie en danger

Si nous considérons les États-Unis comme un avertissement précoce pas très lointain, les signes sont clairement présents et s’ajoutent à un ensemble croissant de preuves voulant que la démocratie soit en danger. Dans une nouvelle variante des tactiques maccarthystes de l’époque de la Guerre froide, le Brookings Institute rapporte qu’au moins 29 États ont adopté ou prévoient d'adopter une loi interdisant des domaines d’étude entiers, comme la théorie critique de la race, bon nombre de ces interdictions s’étendant même à l’enseignement supérieur. Certains organes législatifs, comme l’Oklahoma, vont encore plus loin en interdisant les discussions sur le genre, les préjugés implicites et l’intersectionnalité.

Plus loin dans cette voie, la Géorgie a récemment éliminé la titularisation, ce qui n’augure rien de bon pour ce que plusieurs considéraient comme un exemple autrefois brillant de démocratie.

Alors que l’interdiction relative à la théorie critique de la race et l’élimination de la titularisation en Géorgie constituent des menaces claires et radicales à l’égard de la liberté académique, demeurant peutêtre fidèles aux stéréotypes, les choses sont beaucoup plus subtiles au Canada. Ici, le retour en arrière prend la forme d’une lente érosion de la titularisation et, par extension, de la liberté académique sachant qu’un professeur sur trois dans les universités canadiennes fait désormais partie du personnel académique contractuel.

Vous vous demandez peut-être quel est le lien entre l’élimination de la titularisation et la démocratie. Il s’agit d’une nomination permanente méritée et nécessaire pour s’assurer que les principes et les protections qui relèvent de la liberté académique ne sont pas une promesse vide. Sans la titularisation, un universitaire pourrait être réduit au silence par la menace d’un licenciement. Mais oui, les universitaires peuvent tout de même être congédiés pour un motif valable.

La situation est d’autant plus troublante que le Canada connaît les plus profonds changements de politique dans le secteur de l’enseignement postsecondaire depuis des décennies, alors que l’Ontario et l’Alberta mettent en place des systèmes de financement fondés sur le rendement que le Manitoba et, probablement, la Saskatchewan s’apprêtent à mettre en œuvre leurs propres cadres de financement axés sur le même principe, et que le Nouveau-Brunswick et le Québec songent ouvertement à emboîter le pas.

Mais ne vous y trompez pas : ces cadres axés sur le rendement réduisent nettement la signification de « rendement » en regard des résultats du marché du travail, de l’industrie et de l’économie. Par exemple, parmi les 10 indicateurs mis en place par l’Ontario figurent les « revenus d’emploi des diplômés » et le « financement de la recherche par des sources industrielles ».

Ces mesures ont pour effet d’empêcher les universités de former des citoyens critiques, créatifs et équilibrés, qui font des recherches dans l’intérêt public, afin de les orienter plutôt vers des « résultats » radicalement remaniés, conçus de façon étroite, qui sont axés sur le marché du travail ainsi que sur la recherche et le développement à l’image des entreprises. Dans cette lutte, ce qui est en jeu n’est rien de moins que le cœur et l’âme de nos universités.

Qu’est-ce que la liberté académique?

Dans les démocraties saines, la liberté académique, si elle n’est pas toujours respectée, est à tout le moins tolérée et protégée. Il est entendu qu’elle peut être invoquée pour orienter les politiques publiques, perturber les structures de pouvoir inéquitables ou agir comme correctif impopulaire sur les gouvernements, les structures, les institutions et les cultures mêmes à qui nous demandons de la défendre et de la soutenir.

En échange de la défense farouche de la liberté académique, les professeurs d’université d’un pays sont habilités à dire la vérité, à exercer un contrôle sur le pouvoir du gouvernement, et à contribuer à former des citoyens critiques, créatifs et participatifs dont la formation les prépare à une vie d’engagement démocratique. Bien sûr, les établissements d’enseignement supérieur ne sont pas les seuls lieux d’enseignement, d’apprentissage et d’exercice de ces compétences critiques et de ces façons de penser.

Un lanceur d’alerte potentiel

La liberté académique conférée aux professeurs est généralement décrite de deux façons. La première associe la liberté académique aux droits, aux privilèges et aux libertés. La seconde intègre des concepts comme la responsabilité, le devoir et la protection des lanceurs d’alerte.

La première description est souvent utilisée par les critiques qui ressortent inévitablement la métaphore de la « tour d’ivoire » pour décrire le milieu universitaire. La deuxième se retrouve dans le langage utilisé par ses défenseurs, dont la propre métaphore du rôle de l’université dans la société pourrait être un « phare ».

Dans le second concept, chaque professeur titulaire est un lanceur d’alerte potentiel, ou un gardien du phare sociétal, et peut travailler parallèlement à la presse libre pour rendre compte des gouvernements élus et de leurs politiques, en assurant la transparence et la responsabilité.

L’équilibre est délicat et la balance peut facilement basculer dans la direction opposée. Il n’est pas difficile d’imaginer que de riches donateurs privés, des sociétés multinationales, une foule populiste ou même le gouvernement puissent faire tout tomber.

Alors que de plus en plus de pays flirtent avec un recul démocratique, nous devrions tous être inquiets. La tolérance et le respect de la liberté académique dans un pays sont de bons indicateurs de la santé de sa démocratie. N’ignorons pas cet important avertissement. 


Marc Spooner est professeur à la Faculté d’éducation de l’Université de Regina. Une version antérieure de cet article est parue dans le numéro du 8 février 2022 dans The Conversation