Melanie Newton et Deborah Cowen sont membres de CensureUofT, un regroupement de personnel académique de l’Université de Toronto qui s’est constitué après que l’ACPPU a imposé un blâme à l’Université de Toronto en avril 2021. Ce blâme est survenu en réaction à l’embauche avortée de Mme Valentina Azarova à titre de directrice du Programme international des droits de la personne à la Faculté de droit après qu’un donateur a exprimé des réserves concernant sa bourse d’études sur Israël et la Palestine. Melanie Newton et Deborah Cowen ont partagé avec le Bulletin leurs réflexions sur ce qui a rendu leur action collective si efficace.
Pourquoi était-ce si important pour vous de défendre la liberté académique?
Melanie : La liberté académique est aussi fondamentale que la liberté de presse. On pense souvent que cette liberté ne profite qu’à la carrière de quelques universitaires, mais la pandémie a montré qu’elle est vitale pour que nous puissions vivre dans une société sécuritaire et juste. Il est important d’avoir dans différents domaines de la vie intellectuelle des spécialistes érudits capables de dénoncer et de contextualiser les injustices, et de talonner sans cesse les détenteurs du pouvoir. Nous vivons et travaillons dans des institutions enracinées dans une histoire marquée par le colonialisme, les séquelles du racisme et les inégalités entre les sexes.
Dans le cas de Mme Valentina Azarova, nous avons été témoins d’une tentative de limiter la capacité d’une érudite à exercer sa liberté académique de façon utile concernant le conflit israélo-palestinien. Et il était réjouissant de voir que plus de gens étaient informés de ce qui se passait en Israël et en Palestine et pouvaient ainsi établir des liens avec les problèmes qui se posaient dans leurs propres pays. La suppression de la liberté académique préserve l’idée selon laquelle il y a des intérêts politiques qui peuvent, en tout temps, dans l’intérêt du pouvoir, faire en sorte que l’équité ne soit plus considérée comme un bien fondamental. Voilà un énoncé dangereux.
Deborah : Le droit des érudits d’analyser des questions parfois controversées ou complexes pour les employeurs, le gouvernement et les donateurs, entre autres, d’en parler et d’écrire à leur sujet, est fondamental pour la liberté académique. Il y a une corrélation directe entre la lutte contre l’oppression et la capacité de parler de l’oppression. Bon nombre d’entre nous qui nous sommes levés lors de ce blâme avons personnellement ressenti, en tant qu’érudits et êtres humains, qu’il était de notre responsabilité de défendre la liberté académique.
Nombre des érudits les plus actifs dans le cadre de ce blâme viennent des communautés noires, autochtones, allosexuelles, trans et musulmanes qui ont dû défendre leurs propres droits de la personne. Or, lorsque des érudits s’attaquent à la discrimination à l’encontre des noirs dans le cadre de la politique du logement, aux politiques qui créent de la ségrégation au sein des institutions ou aux pratiques d’embauche qui, historiquement, sont discriminatoires envers le corps professoral juif, ils mettent en lumière des inégalités et des injustices par la production de connaissances. Les érudits juifs formaient, en fait, l’un des plus grands groupes à appuyer le blâme dès le départ. Nous étions nombreux à ressentir que notre voix était particulièrement importante au vu des accusations initiales d'antisémitisme dirigées contre le blâme. Ces accusations étaient absurdes et profondément offensantes. Le travail de Mme Azarova concernant les questions liées à l’occupation israélienne des territoires palestiniens est parfaitement conforme au droit international, ce dont nombre de juristes israéliens ont attesté. La fondation et les 70 années d’histoire de l’ACPPU sont profondément liées à la lutte contre le racisme systémique, et plus particulièrement contre l’antisémitisme.
Qu’est-ce qui vous a incitées à former CensureUofT?
Melanie : La liberté académique est aussi fondameTout a commencé à la fin de l’été 2020. Le comité d’embauche, les membres du corps professoral du conseil consultatif du programme international des droits de la personne et d’autres collègues de la faculté de droit se sont levés pour défendre les principes d’éthique et de transparence violés par l’administration de l’université. Jusqu’en avril 2021, les administrateurs de l’université n’ont pas reculé et ont laissé aller les choses si loin que l’ACPPU a pu obtenir l’information nécessaire pour intervenir [et imposer le blâme]. À ce moment-là, certains d’entre nous avons communiqué avec des collègues de la faculté de droit pour nous opposer à l’utilisation d’événements notoires organisés par les administrateurs de l’université avec d’éminents orateurs noirs, dont l’ancienne gouverneure générale Michaëlle Jean et l’ancienne députée Celina Caesar-Chavannes, comme couverture pour prouver leur engagement envers la lutte contre le racisme, une fois le blâme imposé.
Il est encourageant de voir que tant de personnes ont compris que les enjeux centraux découlent du racisme institutionnel et de la nature structurelle de l’exclusion qui survient dans les institutions de la société canadienne et du monde entier.
Deborah : Les dirigeants de notre université ont déclaré que ce blâme n’avait pas lieu d’être et que les choses allaient continuer comme d’habitude sur le campus. Ils faisaient ainsi preuve de mépris parce que, par leur attitude, ils tentaient de saper le rôle de l’ACPPU de faire en sorte que les universités répondent de leurs actes. Mais le contexte géopolitique plus vaste du blâme était aussi important. En effet, comme ce blâme est intervenu parallèlement aux terribles assauts de Gaza et de Sheikh Jarrah, il était difficile d’ignorer les liens entre les violences physiques perpétrées à l’encontre des Palestiniens et la suppression des bourses d’études sur leurs droits.
Il était fantastique de voir une réaction si énergique vis-à-vis du blâme, parce que la réaction n’est pas toujours vive lorsque les administrateurs d’une université méprisent la liberté académique, surtout dans le contexte d’un contentieux politique. Nous avons agi rapidement, sans hiérarchie ni structure, sans plan, et nous avons conservé notre dynamisme dans notre approche de la campagne. Notre préoccupation immédiate était de veiller à ce que nos collègues tiennent compte du blâme, mais nous avons gardé présent à l’esprit qu’il fallait éviter que les groupes marginalisés déjà confrontés à des obstacles systémiques dans le milieu universitaire soient indûment touchés. Nous avons donc aussi tenté, en consultation avec l’ACPPU et avec doigté, de définir ce à quoi doit ressembler un blâme académique du point de vue de l’équité.
Une fois le blâme levé, quelle est la prochaine étape?
Melanie : Je ne peux pas suffisamment souligner la mesure dans laquelle il était important pour les gens de voir ce qu’une action collective peut faire afin de mettre à genoux une puissante institution, comme l’Université de Toronto. J’espère que ce blâme aura permis de constater qu’il y a des problèmes structurels fondamentaux à l’université en termes de gouvernance et de reddition de comptes ainsi qu’en ce qui concerne la façon dont les fonds sont levés et le niveau de compréhension et d’engagement des cadres supérieurs vis-à-vis des principes fondamentaux de l’équité.
Nous ne pouvons pas annuler les dommages causés par l’administration, mais nous devons reconstruire le programme international des droits de la personne et remédier aux enjeux structurels qui constituent une menace pour la liberté académique et qui façonnent la vie du personnel et des étudiants académiques. Tant que nous ne procéderons pas à des transformations de fond en vue de la gouvernance collégiale, non seulement à l’Université de Toronto, mais aussi dans d’autres institutions, nous continuerons à voir des crises de ce genre, parce qu’une institution régie selon des principes enracinés dans des privilèges réservés aux blancs n’est pas une institution responsable capable de procéder à des réformes.
Deborah : Les administrateurs de l’Université de Toronto avaient dit qu’ils n’offriraient plus jamais le poste à Mme Azarova, mais une mobilisation massive a eu raison de leur décision. Il s’agit d’une victoire, que nous devons, bien sûr, marquer et célébrer. CensureUofT a récemment organisé un événement, que nous avons intitulé en plaisantant, mais aussi avec sérieux, Can't Stop, Won't Stop (nous irons jusqu’au bout) pour indiquer que le travail n’est pas terminé. Ce blâme a mis en lumière des problèmes systémiques, auquel il [le blâme] ne pouvait pas ou pas entièrement remédier. La baisse du financement public des établissements postsecondaires oblige les universités à courtiser des donateurs, ce qui fait que, d’une part, ils professent publiquement un profond engagement envers la liberté académique, mais, d’autre part, dirigent l’institution d’une façon qui menace et sape constamment cette même liberté académique.
À l’Université de Toronto, nous continuerons de lutter contre le racisme institutionnel et le rôle des donateurs dans le cadre des processus de prise de décisions des administrateurs. Nous nous employons aussi à assurer que la bourse d’études sur la Palestine non seulement continue d’être lancée, mais porte beaucoup de fruits sur notre campus. Nous travaillons aussi avec des collègues d’autres endroits et d’autres secteurs, avec lesquels nous partageons des leçons apprises et des stratégies de mobilisation.