par Brenda Austin-Smith
Le travail d’un universitaire n’est habituellement pas synonyme de danger au Canada. Nous nous sentons en grande partie protégés contre le type d’intimidation décrit dans des rapports comme celui qu’a produit Scholars at Risk (SAR) dans le cadre de l’Academic Freedom Monitoring Project (projet de surveillance de la liberté académique). Le rapport de SAR, intitulé Free to Think, documente diverses attaques dont ont été victimes des collègues universitaires de partout dans le monde. Voici quelques-unes des conclusions que j’ai tirées de ma lecture de ce rapport de 2021. Cet inquiétant exercice révèle non seulement la fréquence de ces attaques, mais aussi le grand nombre d’entre elles qui nous touchent de très près.
Au cours de la dernière année, SAR a recueilli des preuves de plus de 300 incidents distincts d’intimidation et de violence dont ont été victimes des éducateurs, des étudiants et des établissements d’enseignement postsecondaire dans 65 pays et territoires. Le nombre d’attaques est ahurissant. Les formes que prennent ces incidents ont aussi de quoi faire peur : meurtres, violences, disparitions, emprisonnements injustifiés, pertes d’emploi, expulsions de programmes d’études, restrictions de voyage abusives, et « autres problèmes graves et systémiques ».
Les membres de l’ACPPU sont familiers avec certains de ces cas, comme l’attentat à la bombe à l’Université de Kaboul, au cours duquel des étudiants et des professeurs ont été pris en otage et 22 personnes ont été tuées. Les universités sont la cible de ces gestes, selon le rapport, en partie parce qu’elles symbolisent des valeurs ou des idées qui remettent en question les autorités établies, qu’elles soient culturelles ou gouvernementales. En Iraq, au Nigéria et au Yémen, notamment, des professeurs ont été assassinés, parfois en raison du sujet de leurs recherches ou de la matière enseignée, et d’autres simplement parce qu’ils étaient des universitaires.
L’emprisonnement de membres du personnel académique et d’étudiants est une autre tactique qui vient interrompre le travail de ceux et celles qui sont directement concernés, et qui peut également réduire au silence toute personne qui assiste aux arrestations, suit les procès et prend connaissance des verdicts. La détention dans des prisons souvent surpeuplées pendant la pandémie de COVID-19 augmente les probabilités de problèmes de santé chez les personnes injustement emprisonnées, tout comme le refus de fournir des soins médicaux aux personnes incarcérées. Bien que ces incidents puissent sembler éloignés, il suffit de se souvenir de notre collègue Homa Hoodfar de l’Université Concordia qui a été détenue pendant plus de trois mois à la prison d’Evin, à Téhéran, en 2016. Elle a parlé de son épreuve au Conseil de l’ACPPU pour nous rappeler à quel point nous sommes vulnérables à de telles actions.
Le rapport de SAR souligne toutefois que les attaques physiques et les arrestations ne sont pas les seuls moyens utilisés pour contrôler la matière qui peut être enseignée ou faire l’objet de recherches dans les collèges et les universités. La description dans le rapport des restrictions et des interdictions juridiques imposées par les États et les gouvernements locaux est moins dramatique que la violence physique, mais rappelle des incidents touchant des membres de l’ACPPU. Le cas d’un professeur bulgare congédié pour avoir critiqué la visite du premier ministre dans son université cette année m’a rappelé le cas récent du professeur Jan Grabowski de l’Université d’Ottawa qui a été reconnu coupable de diffamation par un tribunal polonais au début de 2021 pour ses recherches sur la persécution des juifs en Pologne vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Heureusement, cette condamnation a été renversée en août dernier.
De peur que nous considérions l’Amérique du Nord comme une zone sûre pour les universitaires et leurs étudiants, le rapport de SAR nous confronte à des vérités déconcertantes. Fait surprenant pour certains lecteurs, les États-Unis figurent parmi les pays à risque en 2021 en raison du harcèlement généralisé à l’encontre des professeurs et de la perturbation de cours et de présentations théoriques sur Zoom dans des universités comme Tufts et Brandeis et la Cité universitaire de New York. Parmi les tentatives de l’État de limiter l’enseignement de sujets comme la théorie critique de la race, le refus de titulariser Nikole Hannah-Jones, créatrice de l’initiative 1619 Project, récipiendaire d’un prix Pulitzer à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, se démarque alors qu’il soulève des inquiétudes quant à l’autonomie institutionnelle par rapport à l’influence du gouvernement et des bailleurs de fonds sur les décisions en matière de nomination. Les suspensions et les congédiements de membres du personnel académique qui ont critiqué les réactions de l’administration à la COVID-19, ou qui ont dirigé des syndicats académiques, placent les États-Unis sur la liste des pays où la liberté académique est gravement compromise.
Tout n’est pas rose non plus au Canada. Le rapport de surveillance de SAR décrit l’attaque contre Valentina Azarova de l’Université de Toronto, qui lui a fait perdre son poste, un événement qui a amené le Conseil de l’ACPPU à condamner l’Université de Toronto et entraîné ultérieurement censure la levée du blâme. La lecture du rapport révèle la vérité voulant que les conditions de travail dans les universités existent au sein d’un spectre mondial. La violation du droit de réunion, les mesures locales visant à limiter les manifestations publiques dans les établissements universitaires, les menaces proférées à l’encontre de domaines entiers de recherche et d’étude, les suspensions et les congédiements sans motif ne sont pas des enjeux lointains. Ils sont ici, chez nous.
La devise syndicale voulant qu’une attaque contre un soit une attaque contre tous s’applique également à la liberté académique. Les menaces de mort, l’intimidation et les congédiements injustifiés à l’encontre de collègues nous affectent tous : ils réduisent la portée du libre examen et de la libre expression pour tous. Que nous en soyons conscients ou non, nous sommes tous des universitaires en danger.