par AYESHA AHMAD, GUNTARS ERMANSONS, HANNA KIENZLER, CORNELIUS KATONA, et SIMON GOODMAN
Pour ceux et celles d’entre nous qui travaillent avec des chercheurs afghans, les événements du 15 août, journée où le palais présidentiel de l’Afghanistan est tombé aux mains des talibans, peuvent redéfiler dans notre mémoire presque n’importe quand, peu importe si nous étions ou non présents de fait dans le pays à ce moment. Pour nombre d’entre nous, les conséquences catastrophiques de ce changement de pouvoir politique sur nos collègues afghans étaient prévisibles.
L’Afghanistan est un paradoxe sur le plan déontologique. Le retrait des troupes américaines, bien que plus soudainement que prévu auparavant, a marqué la fin d’un conflit qui affectait la vie des Afghans depuis 20 ans. Pourtant, l’absence de guerre, dans ce cas, n’a pas donné la paix. Pendant le conflit, les chercheurs locaux bâtissaient un avenir dans lequel les Afghans pouvaient bénéficier d’une bonne santé physique, mentale, sociale, spirituelle et intellectuelle. Ce qu’ils ont pu construire est maintenant la cible de violences et de menaces de mort.
Ainsi, par exemple, une chercheure afghane travaillant en partenariat avec l’un d’entre nous effectuait des recherches sur les interventions en santé mentale pour les survivantes de la violence. Par contre, lorsque les talibans ont pris le pouvoir, elle n’a pas eu le choix, elle a dû fuir son bureau, laissant tous ses travaux derrière. Ses documents lui ont été par la suite retournés, dans un carton, et déchiquetés — marquant littéralement la destruction de son identité et de sa représentation, mettant fin à l’existence de la personne qu’elle était devenue.
Comme nombre de chercheurs afghans, elle était à risque pour la simple raison qu’elle était liée à une institution occidentale : en l’occurrence, une université produisant un certain standard de savoir rejeté par les idéologies talibanes. Par conséquent, son empreinte numérique devait également être supprimée, pour sa propre protection. Elle est maintenant réduite au silence de la même manière qu’elle avait lutté auparavant en consignant, dans le cadre de sa recherche, les histoires de survivantes de la violence.
D’après les estimations, il y aurait en Afghanistan 350 chercheurs qui sont subventionnés à même le budget d’aide outre-mer du Royaume-Uni. La recherche dans un contexte de conflit, comme en Afghanistan, est difficile mais nécessaire. Les conflits sont une menace de marginalisation, de réduction au silence et de polarisation du savoir traditionnel par un vide de violence. Malgré les dangers auxquels leur travail les exposait, même avant le 15 août, nos collègues afghans ont travaillé inlassablement et notre collaboration avec eux a permis de faire avancer les connaissances.
Par contre, maintenant, ils courent de grands risques pour leur vie et leur santé mentale. Ils n’ont pas la moindre possibilité de recourir à une aide extérieure. Dans bien des cas, les liens avec les milieux universitaires étrangers sont leur seul point de contact avec des sources potentielles d’aide. Ainsi, tandis que nos partenaires de recherche sont devenus des cibles, certains d’entre nous ont dû réagir en assumant un rôle humanitaire. Pour nombre d’entre nous, cela exige des décisions dépassant notre compétence et une participation à des procédures comme la préparation de listes d’évacuation ou la recherche de moyens pour faire franchir des frontières dangereuses à ceux qui sont vraiment en danger immédiat.
Par contre, notre capacité d’offrir de l’aide a été entravée par des obstacles structurels. Au cours des évacuations internationales, nous avons essayé d’organiser un passage sûr pour nos collègues et dans la majorité des cas, nous avons échoué. Nous avons échoué parce que, même comme équipe collective d’universitaires au Royaume-Uni, nous ne pouvions exercer que peu d’influence sur les autorités afghanes, et même notre propre gouvernement, pour faire en sorte que les chercheurs afghans puissent se prévaloir des programmes officiels d’évacuation.
Malgré leur capacité de levier et leur pouvoir éventuellement supérieurs, nos universités ont également gardé le silence – sans offrir le moindre soutien. Le fait que nos chercheurs soient une cible soulève de graves questions sur la responsabilité morale des universités, mettant en lumière l’absence de politiques et de protocoles adéquats pour savoir comment intervenir en pareilles situations.
Les universités britanniques semblent n’avoir aucun devoir contractuel de diligence à l’endroit des chercheurs non britanniques qui travaillent sur des projets de recherche dirigés par des établissements britanniques, si ces personnes sont victimes de violences, d’accidents ou courent des risques environnementaux ou industriels. Il semble qu’ici, on ne connaisse que peu la vie quotidienne des chercheurs dans des contextes comme celui de l’Afghanistan.Nous pressons le gouvernement britannique d’aménager un passage sécuritaire aux chercheurs travaillant dans des projets de recherche pilotés par des établissements britanniques.
Nous pressons les universités d’offrir un refuge subventionné à nos collègues qui sont devenus des cibles précisément parce qu’ils travaillent avec nous et pour nous. De plus, nous pressons les organismes subventionnaires de créer des régimes d’assurance permettant d’indemniser les chercheurs qui subissent des préjudices moraux, psychologiques et physiques parce qu’ils travaillent dans des projets subventionnés par le Royaume-Uni.
Nos chercheurs sont prisonniers d’un système qui s’oppose à tout ce pour quoi ils travaillent. Qu’ils aient contribué à la recherche sur la violence sexospécifique, la santé mentale, la littérature, le journalisme ou même quelque chose d’aussi inoffensif que les textiles, leur association avec des universités britanniques et le gouvernement britannique est perçue par les talibans comme un anathème à leur idéologie. Par ailleurs, l’importance de l’Afghanistan dans les médias étrangers commence à s’estomper, de sorte que le danger qui est le quotidien de nos collègues sera trop facilement oublié.
Finalement, nous préconisons une plus grande reconnaissance des façons dont notre recherche s’inscrit dans la vie et l’identité de nos chercheurs, pour que nous puissions mener des recherches dans le respect de la déontologie et réagir efficacement au cours des crises humanitaires. Et par extension, cela devient la reconnaissance d’un espoir et d’un sentiment que la recherche vise un monde meilleur.
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Ayesha Ahmad est conférencière principale en santé mondiale à St George, Université de Londres, et conférencière honoraire à l’UCL. Guntars Ermansons est associé de recherche en sciences de la santé des populations et Hanna Kienzler est lectrice en santé mondiale au King’s College de Londres. Cornelius Katona est directeur médical à la fondation Helen Bamber et professeur honoraire à l’UCL. Simon Goodman est conférencier principal en psychologie à l’Université De Montfort.
Ce commentaire a été d’abord publié dans le Times Higher Education, édition du 21 octobre 2021. Les opinions exprimées sont celles de leurs auteurs et non nécessairement celles de l’ACPPU.