Par Anna Hogan et Ben Williamson
Les technologies éducatives sont devenues un élément central de l’enseignement supérieur pendant la pandémie de COVID-19. L’état d’urgence dans les systèmes d’enseignement supérieur du monde entier a permis aux entreprises privées de technologies de l’éducation, aux entreprises technologiques mondiales et aux réseaux de promoteurs qui les soutiennent de définir l’avenir post-pandémique de l’université.
Notre nouveau rapport pour l’Internationale de l’Éducation, « Pandémie de privatisation dans l’enseignement supérieur : technologies de l’éducation & réforme des Universités » (en anglais, résumé disponible en français), offre un examen détaillé des différentes façons dont la commercialisation et la privatisation de l’enseignement supérieur ont été poursuivies et ont progressé lors des fermetures des campus universitaires et des perturbations du secteur en 2020, à travers la promotion d’un agenda de « transformation numérique » et des technologies éducatives. L’urgence de la pandémie elle-même a ouvert l’enseignement supérieur à des solutions technologiques d’urgence privatisées.
Dans le rapport, nous soutenons que, bien qu’il n’y ait rien de mal en soi à ce que l’industrie privée s’implique dans l’enseignement supérieur — les modèles d’enseignement à distance et les technologies d’apprentissage en ligne peuvent offrir des avantages importants aux universités —, cela soulève des questions importantes concernant le pouvoir et l’influence du secteur privé quant à l’impulsion de changements qui reflètent des conceptions spécifiques des valeurs et de la mission de l’enseignement supérieur.
L’une des principales valeurs et l’un des principaux objectifs poursuivi à travers l’expansion des technologies éducatives privées sont d’ordre financier. Pour de nombreuses organisations privées du secteur de l’éducation, la pandémie s’est déjà révélée extrêmement lucrative. L’agence d’information commerciale HolonIQ a calculé que le total des investissements en capital-risque dans les technologies de l’éducation a dépassé 16 milliards de dollars rien qu’en 2020, ce qu’elle a décrit comme un soutien financier en faveur d’ « une vision visant à transformer la façon dont le monde apprend ». La pandémie a été traitée comme un catalyseur de la capitalisation des technologies de l’éducation, les investisseurs recherchant des perspectives de liquidités futures provenant de produits promettant de transformer l’éducation. Ce rapport explore notamment l’idée selon laquelle les évaluations du marché, le capital privé et l’innovation technologique sont des facteurs clés dans la transformation de l’éducation, la manière dont différents acteurs établissent un consensus sur une « vision » technologique de cette transformation ainsi que la concrétisation d’un tel imaginaire centré sur le marché à travers les politiques et pratiques observées pendant la pandémie. Dans ce bref texte, nous expliquons comment certaines de ces dynamiques émergentes de marchandisation et de privatisation de l’enseignement supérieur progressent.
Repenser l’université
Pendant la pandémie, l’enseignement supérieur a fait l’objet à l’échelle internationale d’un intense processus de « réimagination », par des réseaux tentaculaires de groupes de réflexion, de consultant·e·s, d’agences sectorielles, d’entreprises du secteur de l’éducation, d’organisations financières et de sociétés technologiques, qui s’inscrit à la fois dans un processus historique plus long de réforme multisectorielle de l’enseignement supérieur et des projections récentes quant à la « transformation numérique » de l’enseignement supérieur.
L’initiative Learning and Teaching Reimagined lancée au Royaume-Uni en octobre 2020 est un exemple des imaginaires transformateurs qui ont circulé et pris de l’ampleur au cours de l’année dernière. Dans un rapport intitulé « Digital at the Core » (« numérique au cœur »), l’initiative propose une vision stratégique pour la reconstruction de l’enseignement supérieur post-pandémie et pour des «universités dotées de données» au Royaume-Uni, ce qui implique la datafication de toutes les activités et la prise de décision basée sur les données ; la «décomposition» de l’éducation en divers composants en vue de leur réassemblage en nouveaux produits de plateformes technologiques éducatives par les fournisseurs du marché ; et la sélection de contenus éducatifs «personnalisés» basés sur des analyses de données individualisées. Être «numérique au cœur» signifie également que les universités sont connectées à des systèmes de données et de «stockage» informatiques interconnectés, fournis par des partenaires géants en matière d’infrastructure, tels que Salesforce ou Amazon Web Services, dans le cadre de nouveaux accords de partenariat public-privé.
Universités plateformes et campus virtuels
Dans le livre « The Platform Society », Jose van Dijck, Thomas Poell et Martijn de Waal soulignent que les entreprises technologiques mondiales ont commencé à faire des percées importantes dans le domaine de l’éducation. Elles le font en fournissant des plateformes pour l’enseignement et l’apprentissage, ainsi que des infrastructures de données et de « stockage » informatiques pour permettre une connectivité et une interconnexion transparentes, l’intégration de plateformes tierces et la circulation des données entre les systèmes. Nous pouvons voir ce phénomène se concrétiser dans l’enseignement supérieur à travers les mesures d’urgence prises dans le cadre de la pandémie, car les perturbations sur les campus physiques ont conduit à la création de nouvelles « plateformes universitaires » et de « campus virtuels » qui existent dans des infrastructures numériques privées et mondiales.
Le partenaire technique de l’initiative Learning and Teaching Reimagined, Salesforce, par exemple, a promu son architecture de données sur l’éducation pour l’enseignement supérieur comme une infrastructure « à 360 degrés » pour la collecte, l’analyse et l’utilisation des données sur les étudiant·e·s. Celle-ci combine des informations sur les étudiant·e·s, la gestion de l’apprentissage et d’autres systèmes institutionnels, ainsi que des applications à modules d’extension tierces disponibles via Salesforce AppExchange, en un seul système interconnecté, le Salesforce Education Cloud. Le Salesforce Education Cloud est également « imprégné d’Einstein », le système d’apprentissage automatique et d’« intelligence artificielle » prédictive de l’entreprise.
Les nouvelles infrastructures des plateformes universitaires ou campus virtuels représentent la concrétisation de la vision de l’université transformée numériquement, dotée de données et d’intelligence artificielle, qui s’est désormais imposée dans les systèmes éducatifs tels qu’au Royaume-Uni. L’université contemporaine est à la fois « transformée en plateforme » pour fonctionner sur un marché de plateformes technologiques en constante expansion et « réinfrastructurée » pour fonctionner sur des infrastructures de données et de stockage informatique à grande échelle.
Tout cela permet aux fournisseurs de technologies de l’éducation et de stockage informatiques de rechercher des accords et des partenariats rentables avec les établissements d’enseignement supérieur, tout en faisant progresser un imaginaire transformationnel qui définira les opérations et la mission de l’enseignement supérieur pendant la reprise et la reconstruction post-pandémie.
La transformation numérique de l’enseignement supérieur est bien plus qu’un projet technologique — c’est un projet fondamentalement politique poursuivi par de puissantes coalitions multisectorielles. Jose van Dijck et ses collègues affirment que les nouvelles plateformes et infrastructures de transformation de l’éducation sont fusionnées en un « programme politique où les fonctions publiques et gouvernementales sont administrées en vue de générer des profits privés », le financement public étant de plus en plus dirigé vers des plateformes qui capitalisent sur « des formes d’enseignement et d’apprentissage basées sur les données et à forte intensité technologique, au détriment des investissements dans les compétences pédagogiques et didactiques à forte intensité de main-d’œuvre et basées sur les ressources humaines ».
Imaginaires alternatifs de l’enseignement supérieur post-pandémie
L’avenir privatisé et hautement capitalisé de l’enseignement supérieur exige des efforts concertés entre les syndicats de l’enseignement supérieur, le personnel universitaire et les étudiant·e·s afin de s’assurer qu’il·elle·s ont leur mot à dire dans toute proposition de transformation numérique de leurs établissements. La transformation numérique pourrait avoir de profondes répercussions sur l’enseignement et l’apprentissage dans les universités, bien au-delà de la période de reprise après l’urgence actuelle. Pourtant, les personnes les plus touchées par ces changements ne participent actuellement que très peu aux négociations sur l’avenir du secteur. Des initiatives importantes telles que le Post-Pandemic University network démontrent l’expertise et l’expérience significatives du secteur pour développer un avenir alternatif, ciblé et démocratique de l’enseignement supérieur de manière collégiale, dialogique et délibérative.
Les entreprises technologiques, les sociétés et les investisseurs du secteur des technologies de l’éducation, ainsi que les cabinets de conseil, les agences et les acteurs politiques, sont à l’origine d’un programme de transformation technico-économique numérique qui devrait accroître la dépendance des universités vis-à-vis des plateformes et des infrastructures privées, étendre la surveillance des étudiant·e·s et du personnel par le biais de données et de contrôles, et insérer les technologies liées à l’intelligence artificielle automatisée dans les routines pédagogiques. L’utilisation accrue des technologies dans l’enseignement supérieur peut présenter des avantages si elle est négociée avec le personnel et les étudiant·e·s des universités sur la base d’objectifs et de valeurs véritablement éducatifs, plutôt que d’être dictée par les valeurs du marché, les intérêts commerciaux et les visions politiques soidisant « réformatrices » sur la valeur de l’enseignement supérieur dans une économie post-pandémie.
La transformation numérique rapide du secteur, induite par les évaluations du marché, les efforts des entreprises technologiques pour accroître leur domination sur le marché de l’éducation et la recherche de capitaux futurs des investisseurs, risque de devenir profondément antidémocratique et une façon potentiellement préjudiciable d’aborder l’avenir de l’enseignement supérieur. Au lieu de considérer l’avenir de l’éducation comme une transformation où le numérique prime, dictée par le marché, il conviendrait de privilégier des considérations de pédagogie et de développement des programmes d’études basées sur la mission de l’enseignement supérieur, ainsi que de se laisser guider par des débats sectoriels sur le rôle essentiel de l’enseignement supérieur pour relever les défis complexes de l’avenir.
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Anna Hogan est professeure à l’Université du Queensland. Ben Williamson est Chancellor’s Fellow au Centre de recherche en éducation numérique de l’Université d’Édimbourg.
Cette chronique est parue le 9 février 2021 dans Worlds of Education (http://eiie.io/edutechfr).