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Éducation et technologies : un nouveau Big Brother?

Éducation et technologies : un nouveau Big Brother?

[iStock.com / asbe]

Bien que les grands médias en aient fait peu de cas, les entraves à la tenue d’une table ronde virtuelle en septembre dernier à la San Francisco State University (SFSU) n’ont absolument pas échappé à une communauté universitaire alarmée. De concert avec la publication Inside Higher Ed de Washington, une poignée de médias numériques alternatifs ont raconté comment Zoom, Facebook et d’autres entreprises de technologie avaient contrecarré la promotion et la transmission du débat sur leur plateforme.

L’événement intitulé Whose Narratives? Gender, Justice and Resistance accueillait Leila Khaled, membre du Front populaire de libération de la Palestine et du Conseil national palestinien.

Zoom a annulé la transmission du débat pour violation présumée de ses conditions générales d’utilisation. L’événement a été déplacé sur YouTube qui en a interrompu la diffusion en cours de route. Et Facebook a supprimé la page de promotion de l’événement pour « violation de notre politique interdisant tout contenu faisant l’éloge d’individus ou d’organismes dangereux, les soutenant ou les représentant ».

Or, comme l’énonce clairement John K. Wilson, corédacteur du blogue Academe de l’American Association of University Professors (AAUP), ces mesures sont survenues « après une campagne de censure menée par de nombreux groupes pro-Israël qui témoigne du pouvoir croissant de la culture du bannissement. Cette censure révèle la menace que font peser sur la liberté académique les entreprises de technologie soumises à la forte pression du droit de bannir les idées controversées ».

L’AAUP et l’ACPPU ont cosigné, avec des organisations alliées comme la National Coalition Against Censorship et le Ryerson’s Centre for Free Expression, des lettres adressées aux géants de la technologie exprimant leur consternation face aux mesures prises et exigeant qu’ils réaffirment l’engagement de leur entreprise envers le respect de la liberté académique et de la liberté d’expression. Les signataires leur demandent aussi de garantir que leurs plateformes n’entraveront plus la quête et la diffusion des connaissances en faisant obstacle aux débats dans les universités et collèges.

Les lettres sont restées sans réponse, tandis que Zoom — et, dans certains cas, Facebook — ont continué de suspendre unilatéralement d’autres événements virtuels organisés par des universités aux États-Unis et au Canada et auxquels Mme Khaled devait participer.

Haussant le ton d’un cran, le 23 octobre, Zoom a entravé la présentation d’un webinaire sur la censure exercée par les entreprises de technologie qui avait été organisé par la section de l'Université de New York (NYU) de l’AAUP en collaboration avec plusieurs départements et instituts de l’établissement. Le webinaire visait à discuter de l’incident initial de censure imposée par Zoom, Facebook et YouTube à l’événement de la SFSU auquel était invitée Leila Khaled.

« La censure d’un événement sur la censure est bien sûr une sinistre farce qui, toutefois, met sérieusement en question la capacité d’un fournisseur externe privé à déterminer ce qui est acceptable ou non en matière de liberté d’expression à l’université, a répondu le comité directeur de la NYU-AAUP. L’entrave à un événement sur un campus est une violation claire du principe de la liberté académique que les universités sont tenues de respecter. Toute administration universitaire qui permet à Zoom de bafouer ce principe fondamental, à l’instigation de groupes organisés et mus par des considérations politiques, commet une très grave erreur qui ne devrait pas échapper à la censure de la part du personnel enseignant et des étudiants ».

Ces incidents troublants ont fait ressortir les préoccupations croissantes que suscite l’utilisation de plateformes technologiques de tierces parties dans le domaine de l’éducation, notamment l’atteinte à la liberté académique, les enjeux en matière de sécurité et de protection de la vie privée et la situation des étudiants et des professeurs étrangers utilisant ces plateformes dans des pays où les autorités exercent une surveillance des médias de communication.

L’Association for Asian Studies prévient que « l’utilisation d’outils de vidéoconférence comme Zoom soulève de sérieux enjeux technologiques, pédagogiques et moraux pour les universités, en ce qui concerne surtout la sécurité des données des étudiants et du personnel enseignant… ces enjeux sont très pressants dans le contexte de la pandémie de COVID-19 qui oblige de nombreux étudiants installés à l’étranger à suivre leurs cours en ligne. En Chine, par exemple, des lois souples laissent place à l’exercice de la censure par l’État et obligent les plateformes en ligne à surveiller et à signaler les actions inappropriées ou illégales. De telles mesures portent atteinte à la liberté académique et exposent les étudiants et le personnel enseignant à des risques juridiques, non seulement dans le contexte actuel, mais aussi pour des années à venir ».

Selon le directeur général de l'ACPPU, David Robinson, alors que l’urgence de migrer en ligne se faisait sentir en mars dernier, rares sont ceux qui ont perçu ces dangers. Il s’est depuis penché sur certains des contrats conclus entre des universités canadiennes et des entreprises de technologie comme Zoom constatant avec inquiétude qu’ils exigent que « tous les membres du personnel académique adhèrent aux conditions d’utilisation de Zoom et que tout litige soit soumis aux tribunaux compétents des États-Unis ».

Eben Moglen, professeur de droit à l'Université Columbia et fondateur du Software Freedom Law Center, convient que l’utilisation de Zoom soulève de sérieux enjeux.

« L’absence de sécurité est tout simplement risible; l’intrusion dans la vie privée fait partie intégrante de sa stratégie de marketing basée sur l’exploration de données. Et l’entreprise utilise des serveurs installés dans des territoires sous le contrôle d’autorités hostiles à la liberté académique, à la primauté du droit, à la démocratie et aux droits de la personne ».

Dans le contexte où, selon un magazine spécialisé en technologies, la pandémie est une véritable « aubaine » en raison du recours généralisé aux plateformes de vidéo-conférence et d’apprentissage en ligne, le personnel académique et ses syndicats sont en quête de moyens pour en atténuer les risques pour les étudiants et les professeurs. Selon Samuel Trosow, professeur agrégé à l’Université Western, où il exerce conjointement à la Faculté de droit et à la Faculté d’études sur l’information et les médias, l’utilisation de ces technologies dans les cours amplifie les menaces à la liberté académique et aux droits de propriété intellectuelle parce qu’elles constituent « une forme persistante de surveillance ».

Le professeur Trosow pense que, dans de telles conditions, les risques de museler la liberté académique ou d’entraîner la perte de propriété intellectuelle sont considérables. « Les circonstances qui entourent la prestation d’un cours en ligne sont très différentes de celles qu’on trouve en classe; si nous discutions en personne en classe de sujets très sensibles ou privés, ces discussions, soulignons-le, n’étaient pas enregistrées. Il n’y avait aucun registre permanent de ce qui se passait en classe ou de ce que j’y distribuais ou montrais », dit-il.

« L’enseignement à distance a changé la donne. Nous avons des systèmes de gestion des cours qui enregistrent tout ce qui se passe en classe; les activités d’enseignement sont enregistrées, surveillées, conservées et peuvent faire l’objet de vérifications à tout moment et ressurgir. Des enjeux de droits d’auteur entrent immédiatement en ligne de compte. Nous devons exiger que les droits de dispenser notre enseignement dans des conditions de liberté académique et de protection de la vie privée qui nous sont dévolus soient le plus possible préservés dans l’environnement en ligne ».

Alison Hearn, également professeure agrégée à la Faculté d’études sur l’information et les médias à l’Université Western et présidente du Comité de la liberté académique et de la permanence de l’emploi de l’ACPPU, affirme que le personnel académique et leurs associations doivent passer en revue les ententes signées afin de protéger les droits professionnels. L’accès à un éventail de technologies est attrayant pour les professeurs qui veulent créer des cours en ligne intéressants pour leurs étudiants, mais il faut en peser les risques et les atouts potentiels, dit-elle.

« Dans leurs licences commerciales, les entreprises de technologie s’engagent à ne pas vendre de données ou à ne les utiliser que pour améliorer leurs propres produits ou les partager avec des tiers partenaires. Or, le terme « tiers partenaires » englobe à peu près tout le monde et il y a eu une foule d’atteintes à la protection des données, notamment le vol et la vente de renseignements personnels d’étudiants et de membres du corps professoral ».

Le professeur Trosow réclame aussi un examen minutieux des plateformes comme Zoom et des modalités qui président à leur utilisation sur les campus. « Les associations de personnel académique doivent se montrer plus intransigeantes par rapport aux outils technologiques qui nous sont fournis, sans que nous les ayons choisis, dit-il. Nous ignorons ce qui se passe dans l’arrière-boutique de ces entreprises. Il y a de sérieuses menaces à la liberté académique et à la vie privée qui émergent ».

Alison Hearn indique qu’il existe des ressources destinées aux membres du corps professoral, aux associations de personnel académique et aux administrations, notamment un guide publié par l’Association for Asian Studies. Le guide décrivant les mesures qui peuvent être prises pour protéger l’exercice de la liberté académique tout en assurant la sécurité des étudiants qui se trouvent à l’étranger et la protection de la propriété intellectuelle.

« Les associations et les administrations doivent agir rapidement et de concert, pour repousser tout contrôle exercé par des entreprises privées sur le travail académique afin de protéger la qualité de l’éducation dans un cadre d’enseignement à distance, de même que les membres du corps professoral et les étudiants », prévient-elle.

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