Le financement fondé sur le rendement (FFR) des établissements d’enseignement postsecondaire n’est peut-être pas une idée récente, mais elle gagne actuellement du terrain au Canada.
Traditionnellement, le financement provincial des établissements postsecondaires est en majeure partie lié au nombre d’inscriptions. Or, la montée du FFR tranche nettement avec cette approche. Il existe différents modèles de FFR, mais dans tous les cas, le financement octroyé est conditionnel à l’établissement d’objectifs et à la réalisation de « progrès » mesurés par des indicateurs de rendement comme le taux d’obtention d’un diplôme et les salaires des diplômés.
Cette réorientation politique prend déjà forme en Ontario et en Alberta où les gouvernements provinciaux ont adopté des modèles de FFR liant une part importante du financement à plusieurs indicateurs de rendement à grand renfort de déclarations percutantes, mais vagues, concernant l’« usage intelligent de l’argent des contribuables » et la réalisation de « vastes objectifs sociétaux et économiques ».
Lors de son annonce l’an dernier, la ministre de la Formation, des Collèges et des Universités de l’Ontario, Merrilee Fullerton, a déclaré que les nouveaux paramètres de financement répondaient non pas aux priorités des universités, mais bien à celles du gouvernement : « Le recours au financement fondé sur le rendement s’impose… afin que l’économie continue de progresser et que les étudiants puissent trouver du travail. »
Le Manitoba et l’Alberta ont, elles aussi, décidé d’emboîter le pas, cette dernière s’engageant à « mesurer les résultats des programmes universitaires sur le marché du travail afin d’établir la corrélation entre les subventions provinciales et les retombées économiques pour les contribuables ».
La Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick envisagent aussi de recourir au FFR. Peu de détails au sujet des plans de FFR ont jusqu’ici transpiré, mais l’Ontario a fait état de dix indicateurs de rendement, dont les salaires des diplômés, l’innovation et l’impact communautaire, auxquels sera liée une proportion croissante des subventions de fonctionnement des universités jusqu’à concurrence de 60 % en 2024-2025. L’Alberta a repoussé à la fin mai ses mesures à cause de la pandémie, mais elle entend lier 15 % des fonds de fonctionnement au rendement en 2020-2021, proportion qui augmentera chaque année pour atteindre un maximum de 40 % en 2022-2023.
Ce que les annonces taisent cependant, c’est que les modèles de FFR — aussi appelé financement lié aux résultats — appliqués au Canada et ailleurs dans le monde se sont soldés par des échecs. Est aussi passé sous silence, le fait que plusieurs pays ont abandonné le FFR.
« Ce sont des idées surannées de gouvernements conventionnels qui copient d’autres systèmes qui ont déjà échoué », résume Marc Spooner, professeur à la Faculté de l’éducation de l’Université de Regina. M. Spooner, qui s’intéresse à l’impact de la corporatisation, de la culture de l’audit et du néolibéralisme sur les activités savantes et l’éducation supérieure, tire la sonnette d’alarme quant aux plans de l’Ontario et de l’Alberta. Selon lui, ces plans non seulement lient des pourcentages beaucoup plus élevés que jamais du financement à des indicateurs de rendement, mais sont aussi « très inquiétants et potentiellement dévastateurs » à la lumière des impacts négatifs bien documentés déjà observés dans d’autres juridictions.
Plus de dix pays ou districts ont instauré des dispositifs nationaux de financement de la recherche lié au rendement ces dernières années dont les impacts, selon le professeur Spooner, sont évidents et servent de baromètre. « L’expérience jette un éclairage révélateur sur le dysfonctionnement de tels dispositifs ou nous envoie un avertissement à distance. »
« Quel que soit leur mode de fonctionnement, les modèles de financement lié au rendement rétrécissent le champ des activités savantes, de ce qu’il est possible de faire, dans l’enseignement et dans la recherche, dit-il. Ils constituent en fait des mécanismes de contournement à l’avantage du bailleur de fonds ou de l’université, en ce sens qu’ils lui permettent de se soustraire efficacement au principe de la liberté académique sans affrontement direct, seulement en nous rassemblant banalement sur des courroies de production par le biais d’entonnoirs quantitatifs. »
La mise en place du FFR en Alberta, parallèlement à d’importantes coupes dans le financement des établissements d’enseignement postsecondaire — le budget 2020 de la province impose une réduction globale de 6 % et promet d’autres coupes — a outré les observateurs qui entrevoient de dangereux écueils menaçant les emplois, l’offre de cours et l’essence même de ce qui assure la prospérité d’une université ou d’un collège.
L’atteinte à l’intégrité de l’Université Mount Royal (MRU) à Calgary a poussé Roberta Lexier à démissionner en février dernier de son poste de représentante du personnel enseignant au conseil des gouverneurs (BOG) de l’établissement.
Elle a expliqué son geste dans une série de gazouillis destinés au ministre de l’Enseignement supérieur de la province, Demetrios Nicolaides : « Aujourd’hui, j’ai écrit à [Nicolaides] pour démissionner du #MRU BOG . En donnant son aval au nouveau modèle de financement pour #abpse IMO, le BOG fait fi de sa responsabilité d’assurer à nos étudiants une excellente expérience éducative bénéfique pour eux, mais aussi pour l’ensemble de la société… je ne peux plus, en mon âme et conscience, demeurer membre d’un organe qui a choisi d’appuyer un modèle de financement qui sera dévastateur pour le secteur et néfaste pour les étudiants que nous formons et pour les générations à venir. »
Roberta Lexier, professeure agrégée à la Faculté de l’éducation de la MRU, s’intéresse principalement dans son enseignement et ses recherches aux mouvements sociaux, à l’activisme et au changement. Elle considère l’instauration du FFR comme une attaque à peine voilée contre le système d’éducation public.
« Le but de cette approche ne concerne pas les indicateurs de rendement. C’est de réduire le financement de l’éducation publique et de transférer une part largement accrue de la responsabilité aux — selon leurs termes ‘clients’ ou ‘utilisateurs’ que je nommerais pour ma part nos étudiants ou des êtres humains. » Elle espère que sa démission provoquera une profonde réflexion sur les effets du FFR.
« Je veux consacrer mon temps à mobiliser les gens sur le campus et à déployer tous les efforts collectifs possibles pour contrer cette approche. »
Marc Spooner énumère les effets néfastes du FFR, se reportant à l’Énoncé de principes sur les indicateurs de rendement de l’ACPPU : « C’est au moyen d’un examen par les pairs et non pas d’indicateurs de rendement que les travaux académiques du personnel académique peuvent être évalués de la meilleure façon. Le fait de compter sur de tels indicateurs peut entraver l’exercice de la liberté académique, porter atteinte à la gouvernance collégiale, aux décisions liées à l’embauche, à l’évaluation du rendement, à la titularisation et aux promotions et faire obstacle à la détermination de la rémunération, aux conditions de travail ainsi qu’aux mesures disciplinaires et aux cessations d’emploi. »
Il fait également état d’une foison d’études menées sur le FFR dans le secteur de l’éducation supérieure, où la « culture de l’audit », mise en ?uvre au Royaume-Uni et dans d’autres pays européens dont les résultats sont, selon lui, « horribles ». Il mentionne en particulier l’un des dispositifs bien établis, le Research Excellence Framework (REF) au Royaume-Uni dont les coûts d’administration s’élèvent à plus d’un milliard de livres sterling (1,78 milliard CAD), selon ses détracteurs, et qui a eu des effets profonds et néfastes sur l’intégrité de la recherche et de l’enseignement du fait que la nécessité d’obtenir des résultats maximums dans le REF influence les choix quant au sujet de la recherche, à son financement et à sa publication; et les décisions d’embauche et de promotion du personnel académique, l’évaluation des candidats au regard du REF primant souvent toute autre considération.
Les prétentions du gouvernement du Nouveau-Brunswick au sujet du FFR émanent prétendument de la prévision selon laquelle plus de 100 000 emplois deviendront vacants dans la province d’ici dix ans et la probabilité de combler ces postes est très faible. Le taux d’obtention d’un diplôme universitaire dans la province est le plus bas au Canada et l’écart avec les autres provinces ne cesse de s’élargir.
La notion voulant que le FFR résoudra le problème relève d’un « v?u pieux », selon un énoncé de position publié récemment par la Fédération des associations de professeures et professeurs d’université du Nouveau-Brunswick (FAPPUNB).
Les auteurs du document soutiennent que la logique qui incite les gouvernements à envisager la mise en ?uvre du FFR se base sur deux importants malentendus. Dans le premier cas, « l’erreur découle de la croyance qu’il existe ‘un effet de pipeline’ direct et sans équivoque entre les programmes d’études universitaires et les secteurs d’emploi apparemment connexes ». Dans le second cas, le problème a trait à l’insuffisance du financement et au fait que « le montant total de l’enveloppe dépend entièrement des aléas du gouvernement du moment ».
« Le FFR n’a jamais été conçu afin de permettre aux universités d’accomplir leur mission fondamentale. Il s’agit plutôt de la réduction des budgets universitaires et d’un plus ample contrôle exercé par le gouvernement sur les universités. Le résultat est l’ajout d’exigences bureaucratiques supplémentaires auxquelles les universités doivent répondre, au détriment de leur mission fondamentale », concluent-ils.
Les auteurs font aussi état de l’admiration illogique qu’a suscitée le système de FFR du Tennessee, mise en évidence par le Conseil ontarien de la qualité de l’enseignement supérieur (COQUES). Le Conseil a étudié à fond le FFR et a constitué il y a plusieurs années un groupe d’experts formé de dix « spécialistes » — recteurs d’université, dirigeants d’entreprise, un seul membre du personnel académique, et Richard Rhoda, alors directeur de la Tennessee Higher Education Commission — qui ont parcouru les États-Unis afin, semble-t-il, d’examiner de près le système de FFR.
Dans son rapport publié en 2013, le groupe d’experts concluait : « Les formules de financement constituent des leviers importants à la disposition du gouvernement pour motiver et orienter le changement. Les formules de financement actuelles doivent être modifiées afin de cibler une certaine partie du financement d’un établissement afin d’atteindre des résultats précis. »
Or, comme le souligne la FAPPUNB dans son exposé de position, le COQUES est l’un des plus enthousiastes promoteurs du FFR au Canada, en dépit de « l’examen exhaustif des travaux publiés et la consultation d’experts que le COQUES a réalisés il y a quelques années [qui] ne présentaient pas un bilan prometteur de la mise en ?uvre du FFR au Canada. Les preuves ne sont pas convaincantes ».
Il y a un profond décalage entre l’admiration que suscite le système de FFR implanté au Tennessee ou dans tout autre état et la réalité canadienne : la majorité des états américains lient de très petits pourcentages des fonds publics à des indicateurs de rendement dans le but précis d’accroître les taux de diplomation qui sont extrêmement bas comparativement à ceux du Canada. Selon le National Centre for Education Statistics, le taux de diplomation après six ans des étudiants inscrits à temps plein pour la première fois dans un programme de premier cycle de quatre ans dans une université américaine en 2011 est de 60 %. Cette proportion est même inférieure chez les étudiants inscrits dans un programme collégial de deux ans.
Par comparaison, Statistique Canada indique que près des trois quarts (74 %) des étudiants inscrits dans les établissements canadiens qui ont amorcé un premier programme de premier cycle en 2010 avaient terminé leur programme au bout de six ans.
L’écart entre les taux de diplomation, conjugué au fait que d’importantes proportions des fonds publics sont maintenant liées à un vaste éventail d’indicateurs de rendement en Ontario et en Alberta, est une expérience inédite que Marc Spooner décrit comme étant « quelque chose de complètement nouveau, de totalement absurde et d’inutile».
La grande majorité des analyses montrent que le FFR a lamentable échoué à augmenter les taux de diplomation, tandis qu’une analyse menée en 2019 relativement à l’Ohio et au Tennessee — qui font figure d’exceptions en liant la quasi-totalité du financement de l’État à des indicateurs de rendement — n’a trouvé « aucune preuve que ces programmes améliorent des résultats académiques clés ».
Selon la FAPPUNB, la solution aux faibles taux de diplomation à l’éducation postsecondaire au Nouveau-Brunswick est démontrée : « Afin de garantir une éducation et une recherche de qualité, il faut se baser sur les paramètres traditionnels tels des études abordables, un investissement pluriannuel adéquat conférant de la stabilité au système, l’embauche de professeurs et un environnement qui favorise une solide liberté académique. »
M. Spooner croit qu’il faut s’opposer farouchement à l’instauration du FFR. « La situation est si critique qu’elle nécessite l’attention complète de nos associations. Nous devons collaborer avec les étudiants, les parents, les membres du public, le milieu des affaires, ainsi que les dirigeants et conseils de nos établissements, de sorte que tous dénoncent les dangers associés aux modèles de financement lié au rendement. »