Identifié pour la première fois au XIXe siècle, mais sans nom officiel jusqu’en 1993, l’effet Matilda continue de sévir contre les femmes poursuivant des carrières scientifiques.
Imaginez. L’historienne américaine Margaret Rossiter n’avait jamais entendu parler de la suffragette Matilda Gage avant 1993. Le comble de l’ironie! Car, à l’époque, Margaret Rossiter cherchait à donner un visage à sa recherche sur le parti pris systématique contre les femmes en science. Dès qu’elle a eu connaissance de l’histoire de Matilda Gage, elle n’a pas hésité à intituler son célèbre article The Matthew Matilda Effect in Science. L’historienne y expliquait comment, par manque d’objectivité, il était fréquent que les travaux scientifiques des femmes reçoivent moins de reconnaissance et soient attribués à des collègues masculins, alors que leurs auteures tombaient dans l’oubli.
Gage avait déjà écrit sur ce sujet dans les années 1800, avant que son nom disparaisse de la plupart des livres d’histoire.
« J’ai trouvé le nom de Matilda dans une revue australienne. Grâce au ciel, Matilda n’est pas un nom aussi commun que Anne, Jeanne ou Sarah, dit Margaret Rossiter, qui se rappelle que, pour la majorité, Matilda était alors une totale inconnue. Personne n’avait entendu parler d’elle. Elle était elle-même une victime du phénomène qu’elle avait exposé. »
Celle-ci donne d’autres exemples de femmes oubliées, allant de la femme médecin italienne du XIIe siècle, Trotula, à Lise Meitner, la collaboratrice écartée d’Otto Hahn, lauréat du prix Nobel de chimie en 1944, « peut-être le vol le plus notoire de la célèbre récompense ».
Margaret Rossiter est aussi une preuve vivante, en quelque sorte, de cette réalité, puisqu’il lui a fallu des années pour dé-crocher un poste menant à la permanence malgré une feuille de route impressionnante. « Ma carrière a été pitoyable. J’ai été sans emploi pendant environ 15 ans », dit-elle.
Depuis qu’elle a remarqué pour la première fois que les centaines de femmes scientifiques mentionnées dans l’ouvrage de référence American Men of Science — rebaptisée depuis American Men and Women of Science — y étaient confinées dans des seconds rôles, de nombreuses recherches ont mis au jour les obstacles auxquels se heurtent les femmes et les raisons pour lesquelles l’effet Matilda persiste et signe.
Eden Hennessey est directrice de la recherche et des programmes au Laurier Centre for Women in Science de l’Université Wilfrid-Laurier. Elle constate que, si les femmes ont fait des progrès dans les dernières décennies — formant aujourd’hui environ 70 % des diplômés universitaires au Canada — elles ne représentent encore que 20 à 30 % des effectifs dans les disciplines STIM.
« Les femmes sont plus présentes en médecine et en biologie que par le passé, mais si l’on considère la répartition des professions médicales, les femmes sont encore majoritaires en pédiatrie tandis que les hommes dominent la cardiologie, dit-elle. Il existe encore des attentes sexospécifiques qui s’expriment de différentes façons. »
Hennessey cite les recherches sur les stéréotypes de genre, les partis pris implicites, la surreprésentation des hommes chez les lauréats de prix en science et les perceptions genrées. Elles montrent qu’il est très difficile d’éradiquer des associations profondément ancrées et souvent sexistes.
« Nous jugeons tous les autres selon le degré auquel ils respectent nos attentes. Les préjugés sont tenaces, dit-elle. Nous avons intégré ces stéréotypes. Les femmes n’y gagnent rien et le pouvoir demeure entre les mains des hommes. »
Marina Milner-Bolotin enseigne les sciences au Département du curriculum et de la pédagogie de l’Université de la Colombie-Britannique, mais elle a grandi dans l’ex-Union soviétique où, se rappelle-t-elle, les femmes scientifiques étaient traitées plus équitablement. Déménagée au Texas pour faire son doctorat, elle s’est trouvée être, à sa grande surprise, la seule femme parmi plus de 30 étudiants.
« Nous n’en sommes donc pas encore tout à fait là, mais les choses changent », avance-t-elle, évoquant la remise du prix Nobel de physique à la Canadienne Donna Strickland et l’attribution à la faculté de génie de l’Université Concordia du nom de Gina Cody, la première étudiante à y obtenir un doctorat en génie du bâtiment.
« Pour contrecarrer l’effet Matilda, les femmes doivent être plus visibles, pense Marina Milner-Bolotin. Quand je travaille avec mes étudiants, de futurs professeurs de physique, qui sont surtout des femmes aujourd’hui, je leur donne des exemples de femmes en science. C’est tellement important que les garçons et les filles, les hommes et les femmes, voient des femmes dans ces professions. »
Mais être plus visible n’est pas si facile, comme l’a expérimenté Anne Dagg.
Pour saisir l’ampleur de ses réalisations scientifiques, il suffit de penser à l’Américaine Dian Fossey et à la dame commandeur britannique, Jane Goodall. Fossey et Goodall sont connues dans le monde. Mais la plupart des Canadiens connaissent très peu, voire pas du tout, Anne Dagg. Son livre The Giraffe est encore considéré par les experts comme la référence sur le comportement de la girafe réticulée.
Ces trois femmes ont eu des parcours remarquablement similaires, puisqu’elles ont transposé en Afrique leur amour de jeunesse pour les animaux. Mais c’est Anne Dagg qui a ouvert la voie, obtenant un diplôme de biologie à l’Université de Toronto en 1955, puis se rendant seule en Afrique du Sud à 23 ans. C’était bien avant Goodall ou Fossey, qui ont toutes deux bénéficié de l’aide du célèbre paléoanthropologue Louis Leakey lors de leur initiation à l’Afrique des années plus tard.
Et aujourd’hui, Anne Dagg est réputée avoir été non seulement la première Occidentale à étudier la faune africaine dans son habitat naturel, mais aussi à l’avoir fait à l’insu des animaux et sans interagir avec eux. Par ses observations minutieuses, elle a dévoilé au monde entier un portrait unique des girafes et pourtant, de retour au Canada et avec un doctorat en poche, elle n’a jamais pu obtenir la permanence.
« Lorsqu’elle a postulé un emploi permanent, elle avait écrit le livre le plus achevé sur la biologie et le comportement de la girafe en liberté et publié 20 articles, mais cela n’a pas suffi à l’Université de Guelph. On lui a répondu que sa réputation d’érudite n’était pas à la hauteur, rappelle Hennessey. C’était absurde. Aujourd’hui, ses travaux épatent encore les chercheurs. »
Anne Dagg a par la suite écrit sur le sexisme et la discrimination dans le milieu académique, mais n’a jamais atteint la stature qu’elle méritait.
Selon Hennessey, de nombreuses initiatives ont été réalisées pour lutter contre les stéréotypes de genre dans le domaine scientifique, mais les progrès sont lents à venir. Face à la popularité croissante de mesures comme la formation sur les partis pris implicites, elle lance une mise en garde. « Il est prouvé que, lorsqu’elle est obligatoire, cette formation renforce les partis pris. Il faut la dispenser, mais avec prudence. »
Ses propres recherches sur les « styles d’affrontement » confirment qu’il est possible de faire mieux.
« Nous devons continuer de combattre les partis pris de façon constructive, dit-elle. Nous découvrons, sans surprise, que plus l’affrontement est accompagné d’assertivité, plus les conséquences sont grandes. Cependant, l’affrontement fonctionne. Il est prouvé qu’il réduit les comportements impartiaux futurs et a un effet positif sur l’humeur. Il est donc important de soutenir suffisamment les femmes pour qu’elles soient encouragées à affronter les partis pris, parce qu’elles réussiront. »
Eden Hennessey ajoute que les hommes peuvent aussi affronter d’autres hommes. C’est ce qu’elle recommande à ceux qui lui demandent comment ils peuvent réagir au sexisme et au parti pris. « Je leur dis que nous avons tous un rôle à jouer. Les recherches ont montré que si un homme affronte un membre du groupe majoritaire, il subira moins de conséquences sur le plan social que ses collègues féminines. Par conséquent, le faible sentiment de malaise qu’il ressentirait pendant l’affrontement pourrait être dans l’intérêt du bien collectif. »