Par Sarah Laframboise
Le Canada est à la croisée des chemins. Les élections fédérales arrivent à grands pas et l’électorat du pays se prépare à décider de la direction que nous prendrons pour répondre à plusieurs grands défis auxquels notre nation sera confrontée, dont le changement climatique, les urgences de santé publique et l’innovation. La démission soudaine du premier ministre Justin Trudeau a suscité des réflexions sur la dernière décennie au pouvoir du Parti libéral et la possibilité d’un gouvernement conservateur en 2025.
Dans de tels moments, la meilleure façon d’apprendre est de tendre l’oreille et d’examiner le passé. Le constat est troublant : une tendance croissante à l’hostilité envers les experts, une rhétorique de division et une idéologie en opposition avec la science et les données probantes. Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir de la science et de la recherche au Canada?
« Guerre contre l’expertise »
L’ingérence du gouvernement dans la science et la recherche n’a rien de nouveau. Sous le gouvernement libéral actuel, 92 % des chercheures et chercheurs en environnement continuent de subir des entraves dans la communication de leurs recherches. Cependant, le gouvernement conservateur précédent, dirigé par le premier ministre de l’époque, Stephen Harper, faisait preuve d’une hostilité particulière à l’égard des expertes et experts, ce qui a valu le qualificatif de « guerre contre la science » à ses années au pouvoir, marquées par l’élimination des protections environnementales, le muselage des scientifiques, la suppression de la recherche environnementale et la compression importante des fonds fédéraux consacrés à la recherche.
À la lumière de ce passé, il convient de se demander ce que pensent les conservateurs de Pierre Poilievre des expertes et experts. Bien que l’énoncé politique officiel du parti soutienne le recours aux expertes et experts (no 159 et no 183) et propose de créer un poste d’experte ou d’expert scientifique en chef indépendant (no 42), le parti lui-même et certains de ses membres ont fait un nombre de déclarations inquiétantes à propos des expertes et experts.
Selon un récent article paru dans le Toronto Star, nous traversons actuellement une « guerre contre l’expertise ». En juillet 2024, le Parti conservateur a publiquement accusé la Dre Andrea Sereda d’avoir menti au Comité permanent de la santé lors d’une étude sur l’épidémie des opioïdes, et réclamé le retrait de son permis d’exercer. Il s’en est suivi une vague de messages haineux et de menaces de mort en ligne.
Malheureusement, il ne s’agit pas là d’un cas isolé. La Dre Doris Grinspun de l’Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario (RNAO) a rapporté que le bureau de M. Poilievre s’était moqué récemment de son expertise et de celle d’autres personnes « ayant trop de lettres après leur nom ». De même, en juin 2024, le député conservateur Chris Warkentin a réclamé qu’on fasse enquête sur 11 économistes qui ont signé une lettre ouverte expliquant les arguments économiques en faveur de la tarification du carbone.
Deux thèmes clés ressortent de ces récits : la polarisation de sujets politiques et le recours aux attaques très personnelles. Si la polarisation en ligne contribue indéniablement à la situation, l’approche combative des conservateurs amplifie le problème. Cela nuit de fait à la participation d’expertes et d’experts aux politiques publiques, comme l’a fait remarquer Kevin Milligan, économiste à l’Université de la Colombie-Britannique : « Les attaques sont tellement personnelles et négatives qu’elles découragent les gens de participer ».
Idéologie politique et financement de la recherche
Cela s’étend aux provinces comme l’Alberta, où la première ministre Danielle Smith a allégué que le financement fédéral de la recherche privilégiait de façon biaisée « certains types d’opinions » et « certains types de chercheurs », malgré des preuves évidentes du contraire. Néanmoins, le projet de loi 18 sur les priorités provinciales a été adopté, donnant à l’Alberta le pouvoir de contrôler tous les aspects de la recherche menée dans la province et limitant de fait la recherche qui ne cadre pas avec l’idéologie provinciale.
Bien que le financement fédéral de la recherche au Canada soit soumis à des processus indépendants, évalués par les pairs, la mésinformation sur ces processus abonde. Par exemple, la députée fédérale conservatrice Michelle Rempel Garner a proposé de réviser les critères d’admissibilité au financement de la recherche afin d’obliger les universités à appliquer certaines règles idéologiques pour pouvoir prétendre à des fonds de recherche, comme l’adoption de politiques en matière de liberté d’expression. Ce genre de propositions soulève des préoccupations quant au rôle des universités, à l’intégration des principes d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), et à l’indépendance de la science et de la recherche vis-à-vis de la classe politique.
Ces débats font écho aux tendances observées actuellement aux États- Unis, où le nouveau gouvernement républicain a appelé à l’élimination des initiatives d’EDI. Au Canada, de récents témoignages d’expertes et d’experts devant le Comité permanent de la science et de la recherche ont soulevé des inquiétudes à propos du rôle de l’EDI dans le financement de la recherche, ce qui pourrait laisser entrevoir une tendance alarmante à la politisation de l’indépendance académique.
Enjeu des prochaines élections
Nous avons déjà connu l’époque de la « guerre contre la science », quand l’idéologie l’emportait sur les données probantes. Malheureusement, les tendances récentes donnent à penser que nous nous apprêtons peut-être à traverser une période similaire. Aujourd’hui, les attaques croissantes contre les expertes et experts, l’ingérence politique dans le financement de la recherche et le discours de division sur la liberté académique font peser de graves risques sur la science et la démocratie.
La science s’épanouit dans des environnements qui valorisent la collaboration, respectent l’expertise et accordent une place aux différentes perspectives. L’élaboration de politiques fondées sur des données probantes est un élément essentiel de notre démocratie qui garantit que la population et les décideuses et décideurs politiques ont une compréhension commune de la manière dont nous pouvons relever les défis de l’avenir.
En prévision des prochaines élections, les Canadiennes et Canadiens doivent réfléchir au rôle que joue la science dans l’édification d’une société plus saine, plus durable et plus équitable. Les décisions que nous prenons maintenant donneront le ton à la relation entre la science et la politique pour des années à venir.
Sarah Laframboise est directrice générale d’Evidence for Democracy.