Par Karine Coen-Sanchez
Le projet de loi 166 de l’Ontario, ou la Loi pour renforcer la responsabilisation et les mesures de soutien aux étudiants, a suscité un débat important et tracé une ligne claire pour les personnes qui militent en faveur de l’équité dans l’ensemble du Canada. Présenté comme une mesure de réforme politique, le projet de loi a des implications considérables, en particulier pour les établissements d’enseignement, les normes en milieu de travail et les systèmes de soutien communautaire — des domaines qui ont un impact disproportionné sur les groupes marginalisés.
Ces discussions s’articulent autour d’une question récurrente : qui dirige ces politiques et qui sont les personnes dont l’expérience est prise en compte dans la création de pratiques dites « inclusives »?
En tant que chercheuse axée sur les expériences vécues par les communautés noires et racialisées au Canada, je suis à la fois prudente et critique à l’égard de ce projet de loi. Le projet de loi 166 entend renforcer la responsabilisation et améliorer le soutien offert à l’effectif étudiant, mais son potentiel d’exacerbation des inégalités ne peut être ignoré.
Analyse des préoccupations
À la base, le projet de loi 166 vise à normaliser les pratiques qui soutiennent ostensiblement la réforme économique et sociale. Cependant, un examen plus approfondi révèle plusieurs problèmes, en particulier lorsqu’il est considéré dans une optique intersectionnelle qui prend en compte les inégalités systémiques :
- Ingérence ministérielle : Le projet de loi accorde des pouvoirs étendus au ministre des Collèges et des Universités pour émettre des directives. Ces pouvoirs pourraient être utilisés pour limiter la liberté académique, faire taire les dissidentes et dissidents et pénaliser les membres de l’effectif étudiant et du corps professoral qui abordent des questions controversées, telles que le conflit israélo-palestinien.
- Politiques contre le racisme et la haine : L’obligation faite aux établissements de mettre en oeuvre des politiques de lutte contre le racisme et la haine, bien que louable, risque d’être instrumentalisée pour cibler les groupes marginalisés au lieu de les protéger. En l’absence de cadres antiracistes clairs, ces politiques pourraient perpétuer les préjudices.
- Le racisme poli : Mes recherches ont montré comment le « racisme poli » opère dans des environnements ostensiblement inclusifs, où des préjugés subtils se manifestent sous forme de microagressions, d’exclusion des possibilités et de langage codé. Cette forme de racisme prospère lorsque les obstacles systémiques ne sont pas levés, en particulier dans les établissements d’enseignement et en milieu de travail.
- Santé mentale de l’effectif étudiant : Les dispositions du projet de loi concernant les politiques de santé mentale risquent de ne pas répondre aux défis particuliers auxquels font face les étudiantes et étudiants issus de milieux marginalisés et de laisser des lacunes considérables dans les systèmes de soutien.
Le racisme poli : un obstacle caché
Contrairement à la discrimination ouverte, le racisme poli est insidieux. Il apparaît dans des environnements où l’exclusion est justifiée comme étant de l’aide qu’on apporte aux personnes racialisées, où les microagressions et les préjugés implicites sont normalisés et où les personnes racialisées sont soumises à des normes plus élevées ou se voient refuser des possibilités. En milieu de travail, cela peut se traduire par un accès limité aux postes de direction ou par des mesures disciplinaires plus sévères. Dans les établissements d’enseignement, il se manifeste par de faibles attentes, une sous-représentation dans les programmes d’études et une réticence à s’attaquer aux inégalités systémiques.
La formulation du projet de loi 166 risque de perpétuer ces obstacles. En mettant l’accent sur la « normalisation » sans tenir compte des expériences vécues par les groupes marginalisés, le projet de loi peut renforcer les systèmes d’exclusion. Mon travail en tant que coprésidente du comité consultatif du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pour lutter contre le racisme envers les personnes noires a mis en évidence le besoin urgent de démanteler ces obstacles subtils, mais omniprésents.
Leçons tirées de la réforme des politiques canadiennes
Le projet de loi 166 n’est pas unique dans ses aspirations — ou ses pièges potentiels. Des efforts similaires dans d’autres provinces permettent de tirer des leçons essentielles :
- La Loi sur l’équité en matière d’emploi de l’Ontario visait à instaurer des pratiques d’embauche équitables, mais elle a échoué en raison de sa mise en application insuffisante.
- Les stratégies antiracistes de la Colombie-Britannique dans les établissements d’enseignement ont révélé des lacunes dans les compétences culturelles des éducatrices et éducateurs et ont mis en évidence des écarts raciaux persistants en matière de réussite.
- Les politiques québécoises axées sur l’équité se sont heurtées à une résistance due à l’absence de consultation des communautés, ce qui souligne la nécessité de mettre en place des processus d’élaboration de politiques inclusifs.
Les cadres fédéraux tels que la stratégie de lutte contre le racisme 2019-2022 offrent des modèles précieux pour intégrer la responsabilisation et des résultats mesurables dans les politiques axées sur l’équité. Ces exemples démontrent que les réformes bien intentionnées doivent s’appuyer sur des pratiques solides et fondées sur des données probantes pour créer un changement significatif.
Plaidoyer et responsabilisation
La voie à suivre ne se limite pas à une politique — elle exige des actions. Les parties prenantes, les éducatrices et éducateurs ainsi que les dirigeantes et dirigeants communautaires doivent s’engager directement auprès des décisionnaires politiques pour s’assurer que les voix des groupes marginalisés sont au coeur de la conversation. Le plaidoyer doit aller au-delà de la critique pour présenter des recommandations fondées sur la recherche, favoriser un dialogue inclusif et exiger la responsabilisation.
Mon expérience au sein du CRSH et mon travail sur le démantèlement des obstacles systémiques ont montré la puissance de la mise à profit des expériences vécues pour éclairer les politiques. Nous devons continuer à poser les questions difficiles : Comment le projet de loi 166 s’attaquera-t-il à la persistance des préjugés raciaux? Comment s’attaquera-t-il au racisme poli qui imprègne nos établissements?
Aller de l’avant
Le projet de loi 166 peut soit faire progresser l’équité, soit aggraver les inégalités existantes. Les décisionnaires politiques doivent adopter une optique intersectionnelle, s’attaquer explicitement au racisme poli et donner la priorité aux expériences des communautés marginalisées. Sans ces mesures, la législation risque de devenir une nouvelle occasion manquée de réaliser des progrès significatifs.
En tant que défenseures et défenseurs de l’équité, nous avons la responsabilité de façonner un cadre législatif qui défend la justice et l’égalité. En mettant l’accent sur les expériences vécues par les personnes les plus touchées, nous pouvons aspirer à un avenir où les politiques reflètent les valeurs que le Canada prétend défendre.
Karine Coen-Sanchez est une chercheuse primée et une candidate au doctorat à l’Université d’Ottawa. Militant contre le racisme et la discrimination, elle encourage les changements systémiques en milieu académique et au-delà.