
Ivy Lynn Bourgeault, Ph. D., est professeure à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa et titulaire de sa Chaire de recherche sur le genre, la diversité et les professions. Elle a été intronisée en 2016 à l’Académie canadienne des sciences de la santé.
Vous dirigez une étude nationale sur la santé mentale dans plusieurs professions. Quels résultats pouvez-vous partager sur le milieu académique?
Notre équipe du Healthy Professional Worker Partnership étudie la santé mentale, les congés autorisés et le retour au travail dans plusieurs professions. Notre objectif était de brosser un portrait du cheminement entre l’apparition de problèmes de santé mentale, l’obtention d’un congé autorisé et le retour au travail. Au début de l’année 2021, nous avons ajouté les effets de la pandémie de COVID-19 à nos travaux.
L’anxiété et la dépression légère sont les questions de santé mentale les plus couramment rapportées. Les charges de travail élevées et les évaluations constantes menées par les pairs causent de la détresse au personnel académique. Les charges de travail élevées ne sont pas uniquement attribuables au fait de dispenser davantage de cours. Il est question aussi d’un plus grand nombre d'étudiantes et d'étudiants par cours, ce qui nécessite une préparation de plus en plus spécifique.
Une autre source d’anxiété est ce que nous regroupons sous le nom de stress numérique. Cela inclut la préparation et l’organisation de cours en ligne, et le volume élevé de courriels. Le personnel académique est également encouragé à mener des recherches en partenariat. Or, ces recherches nécessitent un engagement important, complexe et soutenu avec des membres de la communauté et des praticiennes et praticiens.
Malgré ces difficultés, le personnel académique a moins tendance à prendre un congé autorisé que les membres des autres professions. Des problèmes de santé mentale peuvent passer inaperçus parce que le personnel académique a une certaine autonomie et une certaine discrétion lui permettant de structurer son travail selon ses propres besoins. Nous avons parlé à des personnes qui ont utilisé leur congé sabbatique pour des raisons de santé mentale au lieu de faire de la recherche, ce qui est censé être le cas.
Lorsque le personnel académique prend un congé autorisé, il est beaucoup plus susceptible de retourner au travail. Il est également plus susceptible de prendre un congé s’il occupe un poste permanent qui lui permet de bénéficier de cet avantage.
La sécurité d’emploi est donc un facteur important de santé mentale?
Absolument. Le personnel académique contractuel ne peut souvent pas prendre de congé et, lorsqu’il le fait, il ne bénéficie pas du même soutien pour reprendre le travail que le personnel académique occupant un poste permanent. Quatre-vingt-seize pour cent du personnel académique permanent est susceptible de reprendre le travail après avoir pris un congé autorisé comparativement à 60 % du personnel contractuel.
Plusieurs personnes ayant participé à l’étude ont déclaré qu’elles auraient dû prendre un congé autorisé. Elles ne l’ont pas fait parce qu’elles craignaient d’être stigmatisées et d’en subir des conséquences côté carrière.
En raison de questions de vie privée, il est difficile de demander un congé pour des motifs de santé mentale dans une unité académique.
Le fait que des collègues peuvent accepter d’effectuer des tâches additionnelles pour assurer le fonctionnement continu du milieu académique peut également être source de préoccupations. La précarité et l’intersection d’identités racialisées et de genre compliquent aussi les choses. Les lieux de travail académiques doivent prévoir davantage d’accommodements, ce qui nécessite souvent davantage de personnel.
Certains chercheurs, dont vous, font état d’écart entre les genres en ce qui concerne la recherche sur la santé mentale du personnel académique. Qu’en est-il?
Au 19e siècle et au début du 20e siècle, le milieu académique était composé d’hommes blancs des classes moyennes et supérieures, et il est toujours structuré comme à l’époque où les rôles de genre et rôles sociaux étaient différents. Lorsque les femmes et les personnes racisées ont rejoint la profession, elles ont dû s’intégrer dans des structures qui n’étaient pas faites pour elles. Auparavant par exemple, le personnel académique avait des secrétaires à sa disposition. Cette main-d’oeuvre féminine a lentement disparu à mesure que les femmes ont fait leur entrée dans le milieu académique.
Le personnel académique est encore plus sous pression aujourd’hui. Il doit assumer une lourde charge d’enseignement tout en participant à des comités et doit continuer à publier et à effectuer des recherches. Les directions des universités encouragent le personnel académique à aider les étudiantes et étudiants étrangers à s’y retrouver dans un environnement qui ne leur est pas familier. Le personnel autochtone et de couleur se heurte également à une forme d’« impôt sur les minorités » du fait de ses responsabilités supplémentaires dans le cadre des initiatives d’autochtonisation et de lutte contre le racisme. Toutes ces couches de travail nécessitent du temps et du soutien.
Le genre est donc important, mais il ne se résume pas à l’identité de genre. Il s’agit de la nature genrée du travail et des rôles de genre au travail et à la maison, et de la manière dont ces éléments se recoupent avec d’autres identités.
La COVID-19 nous a confrontés aux questions de santé mentale. Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur le personnel académique?
Notre étude nationale de 2021 a permis de recueillir de nombreuses informations sur l’enseignement postsecondaire, secondaire et primaire. En 2024, nous avons mené une enquête de suivi auprès d’environ 800 participantes et participants volontaires de toutes les professions. Dans l’ensemble, les niveaux de détresse ont diminué, mais les niveaux d’épuisement professionnel sont restés élevés. Au cours des trois dernières années, davantage de personnes ont pris des congés qu’auparavant. Dans la plupart des cas, les femmes sont plus susceptibles de prendre un congé.
L’épuisement professionnel est encore source de malaise généralisé dans le milieu académique, mais les gens continuent de se présenter au travail. Nous voulons aller de l’avant dans un monde postpandémique. Cependant, la pandémie a aggravé certaines tendances déjà présentes, et nous devons prêter attention aux effets durables et continus qui sont vécus de manière inéquitable.
Comment les associations de personnel académique peuvent-elles contribuer à améliorer la santé mentale en milieu de travail?
Les syndicats ont accordé beaucoup d’attention à l’équité et devraient continuer de jeter une lumière sur la question étant donné que l’iniquité est un facteur de mauvaise santé mentale. Les problèmes de santé mentale sont très stigmatisés en milieu de travail. À elle seule, la création d’un comité du bien-être ne réglera rien. Au lieu d’examiner un environnement de travail problématique, la pire approche consiste à considérer la mauvaise santé mentale comme un problème personnel.
Notre équipe a regroupé les pratiques existantes et misé sur notre étude continue pour développer des idées prometteuses. Nous avons rassemblé toute cette information dans plusieurs boîtes à outils. Nous sommes heureux de nous associer aux syndicats ou de collaborer avec eux pour trouver les pratiques leur permettant de surmonter les défis auxquels ils font face en milieu de travail.
Plus important encore, nous avons besoin que les universités disposent de ressources suffisantes et appropriées, y compris en termes de personnel, pour mener à bien le travail. Il s’agit là d’un moyen concret pour les syndicats et les universités d’agir. Cela nous permettra d’avoir les ressources, les accommodements et les congés qui conviennent aux individus, aux collègues et aux départements.
Je crois qu’il serait essentiel que l’ACPPU crée, à l’intention de ses membres, des lignes directrices sur les pratiques exemplaires ou prometteuses en matière d’accommodement des besoins en santé mentale en milieu de travail.