Par Tim Ribaric et Cecile Farnum
Dans les médias, on nous met en garde contre l’impact qu’aura l’intelligence artificielle sur la vie professionnelle des gens. Depuis l’explosion rapide et apparemment soudaine des outils d’IA générative à l’automne 2022, quand ChatGPT a capté l’imagination du monde entier, de nombreux commentateurs tentent de brosser un portrait de l’avenir du travail.
Ce n’est pas que les outils d’IA n’existaient pas auparavant, mais plutôt que ChatGPT, dans les mains de tout un chacun, a libéré l’imagination collective (et des millions en capital de risque). Aujourd’hui, chaque domaine de l’économie du savoir semble avoir son nouvel arrivant doté d’un outil basé sur l’IA capable de donner accès à ce nouveau monde du travail.
Cela peut sembler farfelu, mais les preuves d’une main-d’œuvre organisée faisant déjà face à ce défi abondent. Il suffit de penser aux grèves récentes de la Screen Actors Guild et de la Writers Guild of America, aux États-Unis. Ces conflits portaient sur de nombreux enjeux, dont l’un qui a fait l’objet d’une large couverture médiatique, soit le désir des studios hollywoodiens d’utiliser des outils et des techniques d’intelligence artificielle pour remplacer les travailleuses et travailleurs.
Ces studios prévoyaient même la création d’avatars numériques d’interprètes pouvant être utilisés pour toujours, sans rémunération additionnelle. En fin de compte, les guildes ont réussi à négocier des protections contre de telles mesures, grâce à une grève longue et prolongée.
Il est peut-être temps de reconnaître que les travailleuses et travailleurs académiques, ou plus précisément les bibliothécaires professionnels, devront adopter une stratégie similaire dans les prochaines années.
Pourquoi les bibliothécaires en particulier? Disons que le personnel enseignant traditionnel dispose déjà de mécanismes robustes pour protéger sa propriété intellectuelle. Le matériel de cours destiné à l’enseignement est hébergé dans des systèmes de gestion de cours, où son accès est limité par la professeure ou le professeur et généralement retiré après la fin du cours. (Il ne s’agit pas d’une règle absolue, mais elle reflète assez fidèlement la pratique dans la plupart des établissements.)
De façon similaire, les travaux de recherche sont généralement protégés par les membres du personnel enseignant qui les mènent. Ces personnes choisissent les plateformes qu’elles utiliseront et le contenu qu’elles y publieront. En revanche, le travail de bibliothécaire se fait « à la vue de toutes et tous ».
Les bibliothécaires consacrent une grande part de leur temps à faciliter l’accès aux documents de recherche par de nombreux moyens, tels que l’organisation d’abonnements, l’enseignement en classe et la création de contenus pédagogiques en ligne. Ce travail est souvent effectué sans l’imposition de restrictions sérieuses, outre le fait de veiller à ce que les usagères et usagers soient bien affiliés à l’établissement en question.
Or, cette transparence peut donner à penser, à tort, que ce travail se prête bien à l’automatisation par l’IA. Pourraiton concevoir un robot conversationnel capable de remplacer l’entretien documentaire, compétence traditionnelle des bibliothécaires?
Nous pensons que non, mais cela ne veut pas dire qu’un fournisseur quelconque ne tentera pas de le faire. À court d’argent et à bout de souffle, les équipes administratives des bibliothèques universitaires de tout le pays pourraient bien opter pour une telle solution, qui permettrait (potentiellement) d’économiser de l’argent et (potentiellement) d’améliorer les niveaux de service.
Quels recours auraient les bibliothécaires si ce même fournisseur tentait de mettre en marché son robot? Très peu de recours, selon nous. De nouvelles normes seraient adoptées pour guider les attentes relatives à ce que ces outils peuvent faire de manière fiable, mais cela ferait fi de l’essentiel de la question et la bataille serait déjà perdue. Tout comme celles des guildes, les protections contractuelles contre les outils d’IA produiraient au moins des lignes directrices défendables et, surtout, capables de mener à des griefs.
L’organisation de la main-d’œuvre a engendré de nombreuses protections et dispositions qui, avant leur adoption, semblaient probablement impensables. La vieille histoire de l’imposition du week-end par les syndicats en est un bon exemple. Dans l’esprit des travailleuses et des travailleurs, il devait sembler impossible auparavant de disposer d’un temps de repos hebdomadaire, en dehors d’un bref répit le dimanche pour aller à l’église. Et pourtant, nous l’avons obtenu.
Le vrai défi repose avec le libellé d’une telle convention collective. Il aurait probablement lieu de définir avec précision ce que sont les outils d’IA et quelles parties du travail ne sont pas admissibles à l’automatisation au moyen de ces outils.
Si nous examinons de plus près le récent langage contractuel obtenu par la Writers Guild of America, nous voyons qu’il tente de protéger le travail des scénaristes des domaines du cinéma et de la télévision en limitant la capacité des studios à utiliser des contenus générés principalement par l’IA sans l’intervention de scénaristes professionnels. Nous pouvons imaginer une clause similaire dans de futures conventions collectives, qui affirmerait le caractère humain central du rôle de bibliothécaire, par exemple : « L’université convient que, puisque ni l’IA conventionnelle ni l’IA générative ne sont des personnes, elles ne peuvent pas exercer de façon indépendante les fonctions et les responsabilités d’une ou d’un bibliothécaire, telles qu’elles sont énoncées dans la convention collective. »
De même, le protocole d’entente de la Screen Actors Guild prévoit certaines protections contre l’utilisation d’interprètes synthétiques créés par l’IA générative. Le libellé d’une convention collective visant à protéger les bibliothécaires contre tout avatar futur ou autre « exécutrice ou exécuteur synthétique » pourrait se lire comme suit :
« Les parties reconnaissent l’importance de la participation humaine au rôle de bibliothécaire et n’accorderont pas d’équivalence à des exécutrices ou des exécuteurs synthétiques. »
Nous pourrions y voir de la sciencefiction si nous n’observions pas déjà l’impact de l’IA sur la main-d’œuvre d’autres domaines. Il pourrait s’agir d’un terrain délicat pour nos associations de personnel académique et nos syndicats. Or, nous devons tous réfléchir collectivement à cette question puisque les technologies basées sur l’IA ne montrent aucun signe de ralentissement.
Tim Ribaric (@elibtronic) est bibliothécaire chargé de l’érudition numérique à l’Université Brock et ancien membre et président du Comité des bibliothécaires et des archivistes de l’ACPPU.
Cecile Farnum est bibliothécaire de liaison aux bibliothèques de l’Université métropolitaine de Toronto. Elle a participé à plusieurs cycles de négociations collectives et a été membre du Comité des bibliothécaires et des archivistes de l’ACPPU.