L’été dernier, Cynthia Bruce, professeure adjointe de musicothérapie, santé et bien-être, a réalisé ce qui aurait constitué une transition professionnelle majeure en temps normal et qui se révélait, dans le contexte difficile de la pandémie, une entreprise fort ambitieuse. Elle a accepté un poste de professeure et chercheuse à l’Université Concordia, à Montréal, quittant dès lors les fonctions qu’elle exerçait depuis plusieurs années à l’Université Acadia, en Nouvelle-Écosse, où elle avait aussi été présidente de l’association de personnel académique.
Mentionnons en passant que Cynthia Bruce est aveugle et que pour pouvoir se rendre à l’entrevue finale à Montréal, elle devait être accompagnée. L’Université Concordia, à ce qu’il semble, lui a offert son entière collaboration, n’hésitant pas à assumer tous les coûts additionnels et lui offrant même d’envoyer quelqu’un à sa rencontre à l’aéroport à Montréal.
« Ils se sont montrés très accommodants », dit la professeure Bruce, ajoutant qu’elle n’a pas encore quitté la Nouvelle-Écosse et qu’elle enseigne — comme la grande majorité des professeurs à l’heure actuelle — à distance. « J’ai été agréablement surprise. »
Bien que la professeure Bruce ne se soit heurtée à pratiquement aucune réticence de la part d’employeurs à prendre des mesures d’accommodement pour tenir compte de sa déficience visuelle, les démêlés en matière d’accommodement dans les établissements postsecondaires au Canada abondent. Même si l’« obligation d’accommodement » est un droit garanti par les lois et chartes sur les droits de la personne au Canada, des frictions ne cessent de surgir du fait que les membres du personnel académique aux prises avec une incapacité, une maladie chronique ou des obligations familiales accaparantes hésitent souvent à demander des accommodements par crainte de répercussions sur leur carrière et, quand ils le font, ne sont pas nécessairement accueillis par une administration encline à leur offrir du soutien.
« Selon ma propre expérience, les coûts ont le dos large », dit Victoria Wyatt, professeure agrégée en histoire de l’art et études visuelles à l’Université de Victoria, et membre du comité exécutif de l’association de personnel académique responsable du dossier de l’équité et de l’incapacité. « Les administrations sont réticentes à financer des mesures d’accommodement. »
La professeure Bruce ajoute que les établissements d’enseignement et de recherche sont généralement beaucoup plus portés à offrir des mesures d’accommodement aux étudiants qu’au personnel académique. « Notre présence au sein du corps professoral semble toujours surprendre, dit-elle. Ils ne sont pas prêts pour nous. »
L’obligation d’accommodement est enchâssée dans les chartes provinciales des droits de la personne depuis le début des années 1990. Cette disposition, souligne Michael Lynk, professeur agrégé de droit à l’Université Western spécialisé en relations de travail, droits de la personne et questions touchant les personnes ayant une incapacité, a engendré des milliers de décisions de tribunaux des droits de la personne et d'arbitres, de sorte que la loi est maintenant très bien établie.
En général, explique-t-il, les employeurs comme les établissements postsecondaires sont tenus d’interpréter l’obligation d’accommodement largement et libéralement, alors que les exceptions — dont la prétention de « préjudice injustifié » — doivent être étroitement démontrées.
L’accommodement s’applique dans trois grandes catégories : l’incapacité, tant physique que psychologique, la situation familiale et la religion, auxquelles peuvent s’ajouter l’âge, indique Michael Lynk. En pratique, l’employeur doit offrir des mesures d’accommodement qui peuvent comprendre du matériel ou des rénovations pour assurer l’accessibilité, des congés de maladie, et l’adaptation de la charge de travail pour les personnes ayant des problèmes chroniques ou des responsabilités onéreuses d’aidants de membres de leur famille malades.
Dans le contexte d’un établissement d’enseignement, l’accommodement peut notamment vouloir dire « réaménager » les tâches d’enseignement, par exemple en ajoutant des assistants à l’enseignement ou en accordant à un titulaire de poste menant à la permanence plus de temps pour atteindre certains seuils liés à la publication d’articles érudits.
L’obligation d’accommodement a pour corollaire, pour un établissement d’enseignement, l’obligation de demander aux membres du personnel académique s’ils ont besoin de mesures d’accommodement. L’employeur a le droit d’établir ou de négocier un plan d’accommodement qui est raisonnable, mais qui pourrait ne pas répondre totalement aux demandes de l’individu.
Dans certains cas, l’employeur peut invoquer le préjudice injustifié lié à des « exigences opérationnelles légales », par exemple l’impossibilité de garantir l’application des normes de santé et sécurité. Or, selon Emma Phillips, partenaire au sein du cabinet Goldblatt Partners spécialisé dans le droit des associations de personnel académique, une chose est certaine au titre de l’application de l’obligation d’accommodement : chaque cas est différent et doit être traité en conséquence. « La flexibilité est indissociable du principe d’accommodement », soutient-elle.
Selon la professeure Wyatt, à UVic, l’un des problèmes en matière d’accommodement émane du fait que certains membres du personnel académique ne connaissent pas les droits que leur confère la loi à ce titre, et n’exigent dès lors pas les mesures d’adaptation dont ils ont besoin. Les gestionnaires des ressources humaines, souligne-t-elle, peuvent refuser une demande d’accommodement en invoquant des questions de coûts ou de budget. « Si vous refusez une demande qui entraîne des coûts, vous êtes tout de même tenus d’offrir un soutien au membre. »
Elle mentionne la réticence des administrations à fournir des assistants à l’enseignement ou à réduire la charge de travail, signalant au passage qu’il est « parfaitement d’usage » pour les membres du personnel académique de demander un aménagement d’horaire ou d’autres changements en raison des tâches administratives ou de supervision d’étudiants diplômés qu’ils doivent assumer.
Par ailleurs, le contexte de la pandémie a suscité de nombreux enjeux d’accommodement. Le basculement vers l’enseignement virtuel a créé des perturbations logistiques ainsi qu’une foule de pressions additionnelles liées à la charge de travail, au temps d’écran (un important problème pour les personnes ayant un TDAH, par exemple), à l’équilibre travail-famille et, d’ici quelque temps, au retour au travail. « Les gens commencent à peine à se pencher sur ces questions », commente Michael Lynk.
La professeure d’histoire Lynne Marks, présidente de l’association du personnel académique de l’Université de Victoria (UVicFA), indique que ses membres ont négocié deux lettres d’entente avec l’université depuis le début de la pandémie, portant toutes les deux sur l’importance de mesures d’accommodement pour répondre à la situation familiale, comme la nécessité de prendre soin de jeunes enfants tout en s’acquittant de tâches d’enseignement virtuel et de recherche à partir de la maison. Dans un sondage mené par l’UVicFA, plus du quart des répondants ont indiqué envisager un arrêt de travail pour cause de maladie en raison du stress lié à la pandémie.
Les pressions étaient plus grandes au début de la pandémie, alors que les écoles et les garderies étaient fermées et qu’une « importante minorité » de membres du personnel académique devait composer simultanément avec des responsabilités familiales et professionnelles. La professeure Marks souligne que les femmes, les parents seuls et les membres des groupes d’équité ont été touchés de manière disproportionnée, ajoutant par ailleurs que l’université s’est montrée compréhensive.
Cynthia Bruce signale que le stress associé à l’enseignement à distance a pesé très lourdement sur les membres du personnel académique ayant une incapacité. « En tant que professeure ayant une incapacité, j’ai besoin de plus de temps pour accomplir chaque tâche. C’est épuisant sur les plans physique, émotif et intellectuel. »
Au cours des prochains mois, l’obligation d’accommodement sera de nouveau mise à l’épreuve dans le contexte probable d’un retour en classe. Le professeur Lynk signale qu’il n’y a pas eu beaucoup de décisions judiciaires relativement à l’obligation d’accommodement pendant la pandémie, mais ses collègues et lui s’attendent néanmoins à une évolution du cadre juridique.
Il y a quelques années, des universités et collèges auraient été peu disposés à accéder à des demandes de prestation de cours à distance de la part de leur personnel académique. L’expérience des derniers mois a radicalement changé la donne, et il pourrait y avoir d’importantes implications à court terme. Selon Mme Phillips, le nombre de demandes d’accommodement pourrait augmenter.
Par exemple, un professeur souffrant d’une maladie chronique qui ne se sentirait pas à l’aise de retourner en classe sans avoir la garantie que tous les étudiants sont vaccinés pourrait avoir la possibilité de continuer d’enseigner à distance. « Si quelqu’un a beaucoup de réserves au sujet du vaccin et ne veut pas retourner en classe, dit le professeur Lynk, l’employeur ne peut pas le forcer à le faire. »
Les établissements, de même que le personnel académique et ses associations seront presque certainement confrontés à d’autres enjeux épineux autour de la vaccination. Tout porte à croire, par exemple, que l’employeur voudra que les personnes enseignant dans une faculté de médecine ou dans un hôpital universitaire se fassent vacciner pour préserver la sécurité des patients.
Comme le mentionne le professeur Lynk, « ce sont des questions pour lesquelles il n’existe pas encore de réponses définitives. »