La COVID-19 attire peut-être l’attention sur la science, de la course aux vaccins aux essais cliniques de traitements, mais la pandémie met aussi en péril des recherches dans tout le Canada et dans le monde entier. Les répercussions vont de l’impossibilité pour les scientifiques d’accéder à leurs laboratoires et à l’équipement situés dans des infrastructures fermées, aux restrictions liées à la distanciation sociale qui empêchent les chercheurs d’aller sur le terrain. Dans les sciences sociales et de la santé, la distanciation physique fait que les interactions personnelles avec les participants aux études ne sont pas possibles.
« Même si les chercheurs ont accès à des ordinateurs pour aller sur Zoom, etc., ce n’est peut-être pas le cas des participants aux études, souligne la présidente de l’association du personnel académique de l’Université du Manitoba (UMFA), Janet Morrill. Les travaux qui nécessitent des données d’archives sont également interrompus, là aussi à cause de la restriction des déplacements et parce que les archives sont fermées. »
Annulation de la collecte de données en personne
Les conséquences sont graves pour les projets de recherche qui en étaient au début de la collecte de données en personne quand les règles de distanciation physique ont été imposées. C’est le cas pour Meredith Chivers, psychologue clinicienne à l’Université Queen’s qui étudie le genre et la sexualité et, notamment, la sexualité féminine. Son projet de recherche actuel, financé par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et mené en collaboration avec Lori Brotto, psychologue de l’Université de la Colombie-Britannique, fait les frais de la pandémie, car les participantes doivent se rendre dans les laboratoires pour la collecte de données.
« Nous recevons des fonds depuis 2018 et nous venions de lancer la collecte de données ici, à l’Université Queen’s, en septembre 2019 et […] à l’Université de la Colombie-Britannique en janvier 2020, précise-t-elle. À cause des différentes technologies utilisées, la définition des protocoles et la formation des coordonnateurs de recherche à la collecte de données ont demandé beaucoup de temps. »
L’équipe a réussi à recueillir les données de quatre participantes seulement à l’Université de la Colombie-Britannique et de 15 à l’Université Queen’s — alors que l’objectif était de 180 en tout, avant de devoir s’arrêter à cause de la pandémie.
Comme le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG), les IRSC ont offert aux chercheurs recevant des subventions une prolongation d’un an de leurs projets. Dans le cas de Mmes Chivers et Brotto, cela reporte la fin du projet de 2023 à 2024. « Mais en ce qui concerne tout autre appui financier ou soutien continu à nos travaux, par exemple, nous n’avons aucune nouvelle », souligne Mme Chivers.
Risque de perdre du personnel de recherche
« Les trois conseils ont fait savoir que les étudiants diplômés auront accès à des fonds supplémentaires. Nous en sommes heureux et reconnaissants, dit-elle, mais le problème actuel est de pouvoir conserver le personnel hautement qualifié qui travaille à plein temps sur ce projet comme assistants, coordonnateurs et associés de recherche. Nous risquons de devoir mettre à pied ce personnel de recherche et de perdre tout l’investissement consenti au cours des deux dernières années pour former ces gens à toutes ces technologies, ainsi qu’à tous ces processus. »
Le personnel de recherche travaille présentement à la maison sur différents aspects du projet. « Comme nous n’avons pas encore assez de données à traiter, nous demandons à ces collaborateurs d’exécuter des procédures qui le seraient normalement à la fin de la collecte de données. Mais je ne peux pas les employer à cela éternellement et continuer de financer le reste de la collecte de données. Si je dois les licencier et que je ne peux pas commencer la recherche en personne avant janvier, je risque réellement de perdre cet investissement et de devoir recruter et former de nouveau. Or, la formation prend de six à huit mois. »
Elle espère qu’une aide viendra bientôt pour conserver le personnel hautement qualifié dans des projets de recherche comme le sien. « En fait, il ne faudrait pas énormément pour permettre aux chercheurs de continuer de faire travailler leur équipe. Je ne pourrai pas garder la mienne en attente encore quatre mois. »
Mme Chivers sait qu’elle n’est pas la seule dans cette situation. « J’ai eu je ne sais combien de conversations avec des collègues sur la créativité dont nous devons faire preuve pour occuper nos collaborateurs en attendant. Nous ne sommes pas habitués à ce genre de problème. Normalement, nous sommes à la recherche d’autres collaborateurs. »
Études sur le terrain reportées
Dans le cas de Bruce Ford, de l’Université du Manitoba, la pandémie a entraîné l’annulation à la dernière minute d’un voyage d’études au Vietnam prévu de longue date. M. Ford étudie la systématique des cypéracées, qui est un des groupes de plantes florifères les plus répandus et les plus importants d’un point de vue écologique, et la recherche montre que le Vietnam est un des endroits où les scientifiques peuvent le mieux les étudier. C’est pourquoi M. Ford s’est déjà rendu deux fois sur place et il prévoyait un voyage d’études de suivi ce printemps, en collaboration avec des collègues canadiens et vietnamiens, afin de se rendre dans des régions inexplorées pour y prélever des spécimens pendant son congé sabbatique.
Le virus se propageant et les contrôles aux frontières se renforçant, M. Ford et ses collègues ont compris en mars qu’ils devraient renoncer à leur projet.
« C’était tellement démoralisant, dit-il. Le groupe espère pouvoir organiser un autre voyage d’études au printemps prochain. »
Souplesse nécessaire en matière de financement
« L’impact est important sur la recherche et les équipes de recherche », indique la présidente du Consortium canadien pour la recherche, Lisa Votta-Bleeker. Avec 21 organisations membres représentant plus de 50 000 chercheurs et 650 000 étudiants dans toutes les disciplines, cette coalition agit comme porte-parole en soutien à la recherche et à l’enseignement postsecondaire. Son rayonnement lui permet d’avoir une perspective générale de l’impact de la COVID-19 sur la recherche au Canada.
Mme Votta-Bleeker salue les efforts positifs déployés jusqu’ici, y compris ceux du gouvernement du Canada et des trois conseils, mais elle croit que d’autres mesures doivent être prises pour protéger et soutenir la recherche pendant et après la pandémie. « Les subventions salariales, l’aide aux étudiants et la prolongation du financement des conseils de recherche sont autant de mesures dont nous nous félicitons grandement. »
Cependant, Mme Votta-Bleeker, qui est aussi adjointe à la chef de la direction et directrice de la Direction générale de la science à la Société canadienne de psychologie, craint aussi que des chercheurs talentueux ne quittent le Canada à cause des reports de recherche. S’ils partent en nombre, « la productivité de la recherche canadienne en pâtira, ce qui aura des conséquences pour nous tous ».
Dans les semaines, les mois et les années à venir, elle dit qu’il sera important que les organismes de financement continuent de se montrer aussi souples que possible. « Il est important aussi que les universités, les chercheurs, les étudiants et les facultés restent en communication. Quelles sont les conséquences pour les étudiants en ce qui concerne les exigences relatives à leurs études supérieures? Il faudra peut-être adapter leur recherche. Nous devons réfléchir globalement à ce que sera la recherche dans les deux prochaines années », ajoute-t-elle.
Soutien continu à la recherche sans lien avec la pandémie
Si des financements nouveaux et renforcés sont offerts à la recherche sur la COVID-19, il est important aussi, assure-t-elle, de continuer de soutenir les autres travaux de recherche. « Beaucoup de recherches seront consacrées pendant long-temps à la COVID-19, mais d’autres travaux sans lien avec le coronavirus doivent aussi être menés et des fonds sont nécessaires pour cela. »
Le président du CRSNG, Alejandro Adem, en parlait dans un courriel envoyé le 30 avril aux chercheurs soutenus par le Conseil : « Je tiens à bien souligner que tous les projets de recherche financés par le CRSNG sont importants pour notre organisme, écrivait-il. La plupart d’entre nous travaillent sur des thèmes de recherche sans lien direct avec les contre-mesures médicales qui n’en ont pas moins une valeur fondamentale pour notre société, notre pays et notre planète, et nous continuerons de travailler avec le milieu des sciences naturelles et du génie pour apporter le soutien que vous attendez tous de nous. »
Pour ce qui est du financement de la recherche sur la COVID-19, Lisa Votta-Bleeker estime qu’il est important d’adopter une approche globale. Tout le monde doit « être conscient que nous sommes en pleine pandémie et que nous sommes tous concernés, dit-elle. Nous en ressentirons les effets biopsychosociaux pendant longtemps et il faudra aussi étudier ces conséquences. Cette pandémie aura de profondes répercussions qui nécessiteront des études approfondies menées sous différents angles, au-delà l’accent mis sur les vaccins et les traitements. »