À l’approche des élections fédérales en octobre, quels facteurs les universitaires devraient-ils considérer avant de voter?
Ingrid Roorda, 23 ans, sait combien il en coûte pour poursuivre des études postsecondaires; c’est pourquoi elle traite la question comme un enjeu des élections fédérales. L’étudiante en génie mécanique a choisi l’Université de Waterloo parce que cet établissement offre des stages coopératifs rémunérés. Elle prolonge ainsi son programme d’études d’une durée habituelle de quatre ans afin d’avoir pleinement accès à des placements professionnels qui l’ont amenée jusqu’en Suisse et en Allemagne.
Grâce à ces arrangements et avec l’aide de ses parents, elle obtiendra son diplôme plus tard que ses camarades de classe, mais elle sera moins endettée. « J’ai bien sûr bénéficié de l’aide de mes parents, dit-elle. Et je suis allée à Waterloo et j’ai participé à des stages coopératifs afin de pouvoir réduire mon endettement, mais il me faudra six ans pour obtenir mon diplôme. »
Elle a atteint l’âge de voter pendant qu’elle était en Europe et elle entend se prévaloir de ce droit ici à l’automne. Elle sait que les paiements de transfert du gouvernement fédéral servent à financer les programmes provinciaux d’enseignement, mais, à sa connaissance et à celle d’autres étudiants, aucun parti fédéral n’a fait valoir publiquement l’importance de l’éducation et de ses bienfaits. « Je n’ai encore rien vu ni entendu à ce sujet. »
En Allemagne, elle a découvert que les études postsecondaires sont pratiquement gratuites. Ses amis allemands lui ont gentiment rappelé, sur le ton de la plaisanterie, les « frais supplémentaires » annuels de 250 € (350 $) — les seuls frais de scolarité qu’ils doivent acquitter chaque année. On se trouve ici très loin de la réalité canadienne où les étudiants de premier cycle ont payé en moyenne des frais de 7 759 $ l’an dernier.
Depuis 2008, les droits de scolarité au niveau postsecondaire ont grimpé de 23 %. Le total de l’endettement étudiant sous forme de prêts d’études canadiens a augmenté de 40 % depuis lors, pour atteindre 21 milliards en 2018-2019. Ces statistiques représentent la pointe d’un iceberg inquiétant tant pour les étudiants que pour les membres du corps professoral. Il y a trois décennies, 80 % des revenus totaux de fonctionnement des universités provenaient de fonds publics, une proportion qui avoisine maintenant 50 %. Au cours du dernier quart de siècle, les paiements de transfert du gouvernement fédéral affectés à l’éducation postsecondaire ont chuté de 40 % par étudiant.
Ces chiffres mettent en lumière une réalité troublante. Les établissements postsecondaires sont plus que jamais à la recherche des fonds nécessaires à leurs activités.
Malgré le silence entourant l’éducation postsecondaire dans le paysage politique actuel, un récent sondage d’opinion publique de la société Abacus Data commandé par l’ACPPU montre que trois Canadiens sur quatre estiment que les universités et les collèges ont une incidence positive sur l’orientation du pays. Selon cet indicateur, les établissements postsecondaires se classent à un rang plus élevé que les forces de police, les entreprises, les organes de presse, l’armée, les médias sociaux — et même le Parlement.
Fait révélateur, le sondage constate que les Canadiens considèrent la hausse des frais de scolarité comme un obstacle important. La plupart des répondants croient que l’acquisition d’une formation postsecondaire vaut la peine et le temps, et 93 % d’entre eux poursuivraient des études après avoir obtenu un diplôme du secondaire si les frais de scolarité ne posaient pas problème — bien que quelque 29 % ne soient pas convaincus qu’une formation postsecondaire vaille pour eux le coût actuel.
« Les résultats du sondage valident l’appréciation générale de la valeur de l’éducation supérieure au sein de la population et confirment que le coût d’une formation postsecondaire fait obstacle à son acquisition », fait valoir la présidente de l’ACPPU Brenda Austin-Smith.
Le sondage révèle également que les Canadiens sont préoccupés par le nombre croissant de chargés de cours à temps partiel dans des emplois précaires — une autre conséquence du financement public insuffisant. Le travail précaire renforce les iniquités systémiques. Selon les données du Recensement de 2006, les femmes et les autres groupes marginalisés sont surreprésentés dans les postes du personnel qui travaille à temps partiel ou une partie de l’année, alors qu’ils demeurent sous-représentés dans les rangs des universitaires à temps plein. Seuls 27 % des membres du corps professoral à temps plein sont des femmes. Les universitaires noirs comptent pour seulement 2 % de tous les professeurs d’université et les Autochtones, pour seulement 1,4 % des professeurs d’université et 3 % des enseignants au niveau collégial.
« Le système actuel est en crise, affirme le directeur général de l’ACPPU David Robinson. S’il y a une leçon à retenir de la dernière décennie, c’est que nous ne pouvons pas nous asseoir sur nos lauriers. Les étudiants sont plus nombreux à vouloir fréquenter les universités ou les collèges, mais les frais de scolarité et le nombre de places disponibles en limitent leur accès. De nouveaux investissements de la part des gouvernements fédéral et provinciaux permettraient à nos établissements, entre autres options, de réduire les frais des étudiants pour accroître les possibilités, d’embaucher des professeurs pour améliorer l’encadrement des étudiants et de mettre en place de nouveaux programmes. Les collèges et les universités de ce pays exercent une influence stabilisatrice en période d’incertitude et le gouvernement fédéral doit être un partenaire plus solide. »
Selon Brenda Austin-Smith, tous les partis politiques devraient s’intéresser activement à l’éducation postsecondaire. « Investir dans l’éducation, c’est la bonne chose à faire. C’est investir dans notre avenir afin que nous puissions réduire les inégalités, renforcer la cohésion sociale et promouvoir notre développement culturel, social et économique, soutient-elle. Il s’agit d’une question cruciale à laquelle il faut s’attacher pour que le Canada puisse accroître sa capacité de recherche, améliorer l’accessibilité et l’équité et donner aux collèges et universités de nouveaux moyens de garantir l’accès à un travail décent au lieu d’embaucher des personnes hautement qualifiées dans des emplois à contrat précaires faiblement rémunérés. »
Karen Harper, chargée de cours en science environnementale et biologie à Halifax, ne connaît que trop bien les emplois à contrat précaires à temps partiel, en son propre chef et en tant que présidente de la section locale 3912 du SCFP. Il est notoire, souligne-t-elle, que certains chargés de cours à contrat à Halifax sont les plus faiblement rémunérés au Canada. Il est fréquent, note-t-elle, que les universités et les collèges embauchent des chargés de cours à contrat à la dernière minute, leur laissant ainsi peu de temps de préparation. « Je viens seulement d’apprendre hier que je vais devoir dispenser cet automne l’un des cours portés à ma charge de travail dans la deuxième semaine d’août. C’est un cours que j’ai déjà donné. Il demeure néanmoins que j’ai appris que j’allais enseigner un nouveau cours moins de 48 heures avant la première classe. C’est ce qui m’est arrivé. »
Le travail précaire nuit aux étudiants, poursuit-elle, parce que les chargés de cours à contrat ne reçoivent aucun soutien pour leurs travaux de recherche qui pourraient appuyer leur enseignement. Et elle connaît des enseignants à temps partiel qui s’inquiètent de ne pas pouvoir consacrer suffisamment de temps à leurs étudiants et à leurs propres familles du fait qu’ils sont souvent obligés de se déplacer et de mener une course contre la montre entre trois grandes universités de Halifax pour gagner de quoi vivre décemment.
Entre-temps, le gouvernement fédéral libéral a pris des mesures pour combler le trou béant dans le financement de la recherche. Dans son rapport publié en avril 2017, le Comité consultatif sur l’examen du soutien fédéral à la science fondamentale a recommandé d’affecter sur cinq ans 1,67 milliard de dollars en nouveaux fonds aux budgets des conseils subventionnaires de la recherche. Dans son budget de février 2018, le gouvernement s’est engagé à faire des investissements importants en recherche et en science, qui se traduisent notamment par des augmentations sans précédent du financement de base alloué aux trois conseils subventionnaires pour la recherche fondamentale, mais le budget demeure néanmoins en deçà des recommandations formulées par le comité consultatif. À l’époque, l’ACPPU avait souligné dans son mémoire sur les Points saillants du budget fédéral que le budget allouait à peine 62 % du financement de base permanent aux subventions de fonctionnement ouvertes recommandé par le comité consultatif.
Julia M. Wright, professeure agrégée de recherche au département de littérature anglaise de l’Université Dalhousie et présidente de l’association du personnel académique de cet établissement — et ancienne titulaire d’une chaire de recherche du Canada — croit que les iniquités en recherche ont pris racine lorsque le gouvernement fédéral a établi le Programme des chaires de recherche du Canada en 2000 après la réduction des paiements de transfert. Il est grand temps, insiste-t-elle, de corriger le problème.
Le Programme des chaires de recherche du Canada, selon elle, « était en quelque sorte une valeur ajoutée » avant même que la réduction des paiements de transfert n’affecte considérablement l’éducation postsecondaire. « Nous voici presque en 2020. Il devrait, à mon sens, exister un programme semblable qui s’attaque au problème du pourcentage croissant des postes précaires de professeurs, non pas 2 000 chaires de recherche, mais 2 000 — ou beaucoup plus — postes subventionnés de professeurs dans l’ensemble du pays. Je dirais, pour employer une analogie : nous avions suffisamment de nourriture sur la table, et les chaires de recherche du Canada étaient notre dessert. Maintenant, il n’y a plus assez de nourriture sur la table. Nous assistons à un gaspillage tout à fait tragique de talent. »
La présidente de l’ACPPU Brenda Austin-Smith en convient. « Obliger des chercheurs et des scientifiques hautement qualifiés et chevronnés à dépendre de leur prochain chèque de paie est un terrible gaspillage. Confiner des universitaires qualifiés dans des emplois précaires, c’est accepter qu’un énorme potentiel reste inexploité. Les établissements d’enseignement doivent pouvoir se doter des moyens nécessaires pour embaucher ces personnes dans des postes pour lesquels elles sont formées : enseigner, faire des recherches et offrir des services à la collectivité. »