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Tribune libre / La loi surprotégeant le droit d’auteur au Canada nous prive de notre propre patrimoine culturel

Tribune libre / La loi surprotégeant le droit d’auteur au Canada nous prive de notre propre patrimoine culturel

Par Donald Taylor and Jennifer Zerkee

En 2024, la succession de la photographe de rue Vivian Maier, décédée 15 ans plus tôt, a poursuivi la galerie Stephen Bulger de Toronto pour avoir prétendument produit et vendu des reproductions de son œuvre sans autorisation.

En 2021, les héritiers de Thomas P. Kelley ont poursuivi l’auteur Nate Hendley pour avoir prétendument enfreint le droit d’auteur de l’ouvrage de Kelley, The Black Donnellys, publié trois générations plus tôt en 1954.

Par suite de la récente prolongation de la protection du droit d’auteur canadien, les artistes et les curatrices et curateurs contemporains seront de plus en plus confrontés à la perspective d’être empêchés d’utiliser et de partager légalement des éléments du patrimoine culturel de créatrices et de créateurs décédés — parfois depuis des décennies.

La question de la violation du droit d’auteur est complexe et comporte de nombreuses conséquences potentielles différentes. C’est un exercice d’équilibrisme entre les droits des créatrices et créateurs et des utilisatrices et utilisateurs.

Lorsque cet équilibre est atteint, les artistes et les créatrices et créateurs bénéficient d’incitations qui propulsent de nouvelles œuvres tandis que le public apprécie de consommer leur contenu. Dans le cadre de cet équilibre, la Loi sur le droit d’auteur comprend des dispositions relatives à l’utilisation équitable qui permettent d’utiliser du matériel protégé par le droit d’auteur sans autorisation dans certaines situations, notamment pour la recherche et les reportages.

Dans la plupart des cas, la protection du droit d’auteur sur le matériel écrit, visuel et musical empêche l’utilisation sans entrave. Cependant, une fois l’expiration d’un droit d’auteur, l’œuvre entre dans le domaine public, ce qui signifie qu’elle peut être librement reproduite ou adaptée par de nouvelles générations de créatrices et créateurs qui produisent de nouvelles choses.

Un vaste et profond domaine public enrichit nos vies sociales et culturelles.

Protection prolongée au Canada

En 2022, le Canada a étendu la protection du droit d’auteur de 50 ans après la mort de la créatrice ou du créateur à 70 ans. Par conséquent, très peu d’œuvres entreront dans le domaine public canadien avant 2043.

La prolongation du droit d’auteur de vingt ans était une concession faite par le Canada lors des négociations de l’accord de libre-échange Canada-ÉtatsUnis-Mexique (ACEUM) de 2017-2018. Malheureusement, la façon de mettre en œuvre la prolongation de la durée de protection des droits était déséquilibrée — aucun droit d’utilisation supplémentaire ou élargi n’a été introduit pour compenser la perte du domaine public canadien.

Théoriquement, plus la durée d’un élément protégé par le droit d’auteur est longue, plus la détentrice ou le détenteur de l’élément est susceptible de percevoir des revenus au fil du temps. Cependant, cette situation se produit rarement.

Et le matériel qui reste lucratif bien au-delà de la mort de la créatrice ou du créateur est tout aussi rare, apparaissant généralement sous la forme de livres, de musique ou de films à succès.

Plus typiquement, après seulement quelques années sur les étagères des librairies, la plupart des livres ne rapportent plus rien. De même, une étude de 2020 a révélé que la plupart des ventes d’albums et de titres de musique tombent presque à zéro dans l’année suivant leur sortie.

Protection à perpétuité

Les auteures et auteurs ou créatrices et créateurs peuvent transférer la propriété de leurs droits d’auteur à d’autres personnes. Autrement dit, la protection des droits d’auteur profite à la détentrice ou au détenteur des droits de l’œuvre, qui peut ne pas être sa créatrice ou son créateur.

Le matériel qui reste commercialisable au-delà de la vie d’une créatrice ou d’un créateur a souvent des droits d’auteur qui ont été transférés de la créatrice ou du créateur à une société de production. La légende du rock canadien Bryan Adams soutient que le droit d’auteur devrait automatiquement revenir à la créatrice ou au créateur après 25 ans afin qu’elle ou il puisse bénéficier de l’utilisation continue de son œuvre.

Le droit d’auteur ne protège pas seulement certaines choses; au Canada, il s’étend automatiquement à tout.

Selon la nouvelle loi canadienne sur le droit d’auteur, la photographie que vous venez de publier sur les réseaux sociaux sera protégée jusqu’au 22e siècle. Votre succession ou vos enfants s’en soucieront-ils ou sauront-ils qu’ils ont hérité de vos droits d’auteur?

L’allongement de la durée des droits d’auteur pose le problème supplémentaire de la localisation des détentrices et détenteurs de droits d’auteur pour leur demander l’autorisation d’utiliser leur matériel. Souvent, ce matériel finit par devenir orphelin — inaccessible à quiconque cherchant à l’utiliser légalement d’une nouvelle manière.

Les organisations chargées du patrimoine culturel, telles que les bibliothèques et les archives détiennent actuellement d’importants stocks de contenus créés par les communautés locales qui racontent l’histoire des Canadiennes et Canadiens depuis des décennies.

Les détentrices et détenteurs des droits d’auteur de ces œuvres sont souvent inconnus ou injoignables. La numérisation et la distribution de ces œuvres constitueraient une violation des droits d’auteur et une infraction à la loi.

Souvent, ces trésors restent enfermés dans les bibliothèques et les archives jusqu’à ce que les bibliothécaires et les archivistes soient sûrs que les droits d’auteur ont expiré. Dans certains cas, par excès de prudence et par peur de répercussions juridiques, elles ou ils attendent plus d’un siècle après leur création.

Générer des bénéfices communautaires sans restriction

Pourquoi les Canadiennes et Canadiens devraient-ils attendre plus d’un siècle pour accéder à nos voix et histoires communautaires?

Face à ce dilemme, les organisations chargées du patrimoine culturel canadien plaident en faveur d’un amendement à la Loi sur le droit d’auteur afin de rendre disponibles ces œuvres orphelines autrement piégées.

Le peintre A.Y. Jackson du Groupe des Sept est mort en 1974. Jusqu’à il y a deux ans, nous pensions que ses peintures entreraient dans le domaine public cette année. Cependant, selon la nouvelle règle, les droits d’auteur sur ses œuvres d’art n’expireront pas avant 2045, soit un siècle après avoir réalisé la plupart de ses peintures.

Si les œuvres de Jackson étaient dans le domaine public, les images reproduites pourraient être librement incluses dans des documentaires, des livres, des articles de recherche ou des présentations. Mais comme elles ne le sont pas, quiconque souhaitant les utiliser doit d’abord déterminer qui est le propriétaire de la succession de Jackson, demander la permission et croiser les doigts.

Les Canadiennes et Canadiens méritent une Loi sur le droit d’auteur qui ne verrouille pas tout le matériel culturel pendant un siècle ou plus après sa création, y compris les œuvres n’ayant plus de valeur commerciale.

Et pour quoi faire? Les lois régissant le droit d’auteur qui étendent continuellement les droits d’auteur ne présentent que peu ou pas d’avantages pour leurs créatrices ou créateurs ou pour celles ou ceux qui souhaitent les utiliser.

Tant qu’elle ne sera pas modifiée, la Loi sur le droit d’auteur du Canada continuera à faire office de barrière barbelée entre les Canadiennes et Canadiens et leur propre patrimoine culturel.


Donald Taylor est agent du droit d’auteur, chef du service des prêts entre bibliothèques et coordonnateur du dépôt de recherche (Summit) à l’Université Simon Fraser. Jennifer Zerkee est spécialiste du droit d’auteur à l'Université Simon Fraser.

Cet article a été republié avec la permission d’Options politiques — Institut de recherche en politiques publiques.

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