
Par Grace Barakat
Publié originalement en anglais le 9 janvier 2023
On parle beaucoup de l’importance d’obtenir une éducation postsecondaire (ÉPS), quelle qu’elle soit. L’accès à l’ÉPS est un sujet habituel de politiques publiques depuis des décennies. Qualifiée de grande égalisatrice, surtout pour les étudiantes et étudiants désavantagés, l’ÉPS offre le potentiel d’une vie et de perspectives financières meilleures.
De nombreuses recherches se sont penchées sur les obstacles à la participation universitaire et ont tenté de cerner les groupes habituellement exclus du milieu universitaire. Le besoin de veiller à ce que les étudiantes et étudiants à faible revenu aient accès aux ressources requises pour fréquenter l’université a mené à la création d’un système d’aide aux étudiantes et étudiants sous forme de prêts et bourses. Beaucoup de temps et de ressources sont allés à assurer l’« accès équitable » à l’université des étudiantes et étudiants de toutes les régions et de tous les milieux sociaux.
Mais est-ce suffisant d’assurer l’accès des étudiantes et étudiants à l’université? Qu’arrive-t-il après leur inscription? Le domaine d’études a-t-il une importance et devrions-nous nous en préoccuper?
Oui, le domaine d’études importe et oui, nous devrions nous en préoccuper — beaucoup.
Depuis les années 1990, les gouvernements successifs s’en sont pris à nos institutions sociales, dont l’ÉPS, au moyen de compressions budgétaires. Si les gouvernements fédéraux ont fortement réduit les transferts sociaux, les gouvernements provinciaux, qui sont responsables de l’éducation, ont également réduit le financement consacré aux hautes études. Or, les mesures d’austérité gouvernementales ont créé un déficit de financement des universités et des collèges. Les établissements d’enseignement ont dû se tourner vers des sources de financement privées, principalement les droits de scolarité, pour combler le manque à gagner. La responsabilité de combler le déficit de financement public a été refilée aux étudiantes et étudiants, et plus particulièrement aux étudiantes et étudiants étrangers, sous forme de droits de scolarité accrus. Cela a occasionné une hausse rapide des droits de scolarité universitaires et entraîné dans certains cas leur déréglementation.
Le 6 mai 1998, après des années de pression de la part des universités, le gouvernement de l’Ontario a déréglementé les droits de scolarité de certains programmes de premier et de deuxième cycle, dorénavant qualifiés de programmes à recouvrement des coûts additionnels (RCA). La nouvelle politique de l’Ontario a donné aux universités et aux collèges le pouvoir d’établir eux-mêmes les droits de scolarité de tous leurs programmes à RCA. Dans la catégorie des programmes à RCA figuraient les programmes jugés coûteux à faire fonctionner, très prisés et (ou) susceptibles de mener à des emplois très bien rémunérés.
Dans le cadre de cette politique, les droits de scolarité de certains programmes de premier cycle — des domaines de l’architecture, du commerce, de l’administration des affaires, des sciences informatiques et du génie par exemple — ont augmenté, tandis que les droits de scolarité des autres programmes universitaires ont continué d’être réglementés. Le risque que cela puisse changer les habitudes de fréquentation des programmes les plus coûteux est devenu source de préoccupations. Les étudiantes et étudiants désavantagés seraient-ils dorénavant moins susceptibles de s’inscrire à ces programmes?
En 2006, le document Guidelines for Implementation of the Tuition Fee Policy for Publicly-Assisted Universities, 2006-07 to 2009-10, annonçait la création d’un nouveau cadre relatif aux droits de scolarité. Ce document stratégique maintenait la souplesse des droits de scolarité, mais éliminait les droits de scolarité déréglementés des programmes à RCA. Dans les faits, le gouvernement a de nouveau réglementé les droits de scolarité des programmes à RCA à l’automne 2006 et leur a imposé un plafond annuel.
Les droits de scolarité exigés pour chaque programme à RCA durant l’année scolaire 2003-2004 allaient dès lors servir de taux de référence sur lesquels seraient basées toutes les hausses de droits de scolarité futures. Bien qu’ils aient été de nouveau réglementés, les droits de scolarité des programmes à RCA n’ont pas été réduits à leurs niveaux d’avant 1998, ce qui signifie qu’ils sont demeurés élevés.
Ces changements ont maintenu la politique de différenciation des droits de scolarité selon le groupe de programmes. Une nouvelle classification a été établie, qui regroupait dorénavant les programmes à RCA dans la catégorie des « programmes professionnels » et les autres, dans la catégorie des « programmes réglementés ».
Cette distinction s’est avérée importante étant donné que les plafonds imposés variaient d’une catégorie à l’autre. Le gouvernement de l’Ontario a qualifié son nouveau cadre de retour aux droits de scolarité réglementés. Or, qualifier les programmes à RCA de programmes professionnels et leur fixer des taux spéciaux ne constituait qu’une nouvelle forme recomposée de déréglementation.
Il peut être très coûteux de suivre un programme professionnel. À l’Université de Toronto par exemple, les droits de scolarité des programmes de domaines comme le commerce peuvent avoisiner les 16 000 $ par année. Or, à cette même université, les droits de scolarité des programmes réglementés s’élèvent à seulement 6 100 $ par année.
Que signifie tout ça?
Des preuves indiquent que la différenciation des droits de scolarité agirait comme politique d’exclusion ayant pour effet de reproduire les inégalités sociales et les disparités entre les classes. Selon des enquêtes de Statistique Canada, les programmes professionnels de premier cycle, qui exigent des droits de scolarité supérieurs à ceux des programmes réglementés, attirent principalement des étudiantes et étudiants de milieux aisés.
En Ontario, la probabilité de s’inscrire à un programme professionnel est plus élevée chez les hommes non racisés qui sont nés au Canada de parents très scolarisés et financent eux-mêmes leurs études (sans dépendre de prêts étudiants).
Les étudiantes et étudiants issus de groupes désavantagés — et surtout les femmes racisées nées à l’extérieur du Canada de parents peu scolarisés pour qui les prêts étudiants constituent la source principale de financement des études — sont moins susceptibles de s’inscrire à un programme professionnel en Ontario. Mes propres recherches laissent entrevoir des tendances semblables à l’échelle du pays, à l’exception de l’effet de la scolarisation des parents.
Pourquoi cela devrait-il nous préoccuper?
Les programmes professionnels ont tendance à mener à des postes plus aisés et mieux rémunérés. Il serait donc possible que le système d’éducation postsecondaire reproduise le cycle de l’iniquité sur le plan économique.
Les bacheliers issus de programmes professionnels de science de la gestion et méthodes quantitatives touchent certains des revenus les plus élevés au Canada. En 2010, « les diplômés en science de la gestion et méthodes quantitatives ont gagné le plus, soit 130 547 $, ou 43 004 $ de plus que la moyenne des hommes titulaires d’un baccalauréat (après correction pour tenir compte de l’âge) ».
Or, certains programmes à droits de scolarité réglementés, comme les programmes menant à un diplôme en arts, sont jugés peu avantageux sur le marché de l’emploi comparativement aux programmes professionnels.
Il est particulièrement troublant de constater que les programmes professionnels ont tendance à exclure par inadvertance certains des groupes les plus marginalisés de la société, alors que l’inscription à des programmes professionnels pourrait potentiellement assurer une mobilité intergénérationnelle capable de corriger les inégalités sociales (sachant que les obstacles structuraux maintiennent les structures de classe et reproduisent le statu quo). Les politiques comme la différenciation des droits de scolarité ont pour conséquence inattendue de renforcer les obstacles existants qui nuisent à la pleine participation des groupes désavantagés.
Que peut-on faire alors?
À l’heure actuelle, le Canada est le seul grand pays industrialisé sans mécanisme national de surveillance de l’ÉPS. La création d’une loi fédérale sur l’ÉPS établira des lignes directrices indispensables en matière de financement fédéral et imposera l’obligation de baisser les droits de scolarité.
Pour stabiliser le financement des établissements postsecondaires, le gouvernement fédéral doit créer un transfert destiné exclusivement à l’ÉPS. Plutôt que de joindre les fonds destinés à l’ÉPS à d’autres transferts, comme le Transfert canadien en matière de programmes sociaux, et de laisser ainsi aux provinces le soin de décider du financement de l’ÉPS, le gouvernement fédéral devrait assurer le financement annuel distinct de l’ÉPS. De cette façon, le secteur de l’ÉPS n’aurait pas à rivaliser avec les secteurs essentiels de la santé et des services sociaux pour obtenir les fonds requis.
L’élimination de la différenciation des droits de scolarité et l’alignement des droits des programmes professionnels sur ceux des programmes réglementés supprimeraient les obstacles financiers additionnels auxquels se heurtent les étudiantes et étudiants désavantagés. La hausse des droits de scolarité des programmes menant à des emplois plus stables et aisés ne respecte pas la promesse du gouvernement de l’Ontario en matière d’ÉPS accessible.
Les recherches actuelles révèlent que la réorientation de l’ÉPS vers la gratuité scolaire améliorerait le bien-être financier et social à long terme des étudiantes et étudiants, et plus particulièrement celui des étudiantes et étudiants issus de groupes historiquement marginalisés. Quel que soit le niveau de financement de l’ÉPS, il n’en demeure pas moins que des améliorations sont nécessaires, surtout compte tenu du bien public que constitue l’éducation. La scolarisation accrue de la population a d’importants avantages. Les personnes diplômées des établissements postsecondaires versent davantage d’impôts sur le revenu, sont habituellement plus en santé et plus engagés, ont moins de démêlés avec le système de justice criminelle et ont moins recours aux services sociaux.
Comme son nom l’indique, l’éducation publique devrait être financée par les fonds publics et accessible au grand public, et elle devrait être abordable.
Cet article a été publié originalement en anglais dans Options politiques et a été reproduit et traduit ici sous une licence Creative Commons.
Grace Barakat est chargée de cours à l’Université de Toronto. Elle a obtenu son doctorat du département de sociologie de l’Université York. Elle possède une maîtrise ès arts de l’Université York et un baccalauréat ès arts avec spécialisation de l’Université de Toronto.