Le resserrement des contrôles de sécurité fait craindre le pire aux universitaires qui doivent voyager aux États-Unis. Et si la confidentialité de leur recherche était compromise?
A l’heure d’un nouveau resserrement des mesures de sécurité aux frontières suivant l’élection de Donald Trump, de plus en plus de chercheurs universitaires canadiens craignent pour la confidentialité de leurs données en se dirigeant vers les États-Unis et ils ont bien raison, soutiennent des
experts du domaine légal.
En février, l’agence Associated Press rapportait que le gouvernement américain avait fait cinq fois plus de saisies d’appareils électroniques à la frontière entre 2015 et 2016, passant de 4 764 à 23 877 cas de personnes ayant reçu l’ordre de révéler ce qui était sur leur téléphones intelligents ou des ordinateurs portables.
« Il y a présentement un enjeu crucial pour les journalistes et les universitaires canadiens qui traversent la frontière pour aller aux États-Unis et c’est d’éviter que l’information confidentielle qu’ils possèdent ne soit saisie par les autorités américaines, explique l’avocat Peter Jacobsen, qui pratique le droit administratif et constitutionnel depuis 35 ans. Nous avons tourné et retourné la question pour des clients et je peux vous dire qu’il n’y a aucune façon de se défendre si un agent frontalier décide de saisir votre cellulaire ou votre ordinateur portable. »
Me Jacobsen recommande donc à tous ceux qui ont de l’information confidentielle ou sensible et qui s’apprêtent à passer la frontière d’encrypter leurs données, de les envoyer de façon sécuritaire à destination ou de tout laisser au Canada. « Je dis à mes clients de voyager avec un cellulaire prépayé et un ordinateur dont le disque dur est vide. Je ne veux pas être alarmiste, mais rien n’empêche présentement un agent frontalier de saisir votre cellulaire et votre portable et d’aller dans son bureau pour faire une copie des renseignements qui sont contenus sur vos appareils. »
Que faire si on a besoin de données de recherche lors d’un séjour aux États-Unis? Me Jacobson suggère à ses clients d’envoyer l’information à destination ou de la sauvegarder dans le nuage. « Si l’information est très confidentielle ou si vous devez protéger vos sources, je suggère d’utiliser une application qui encrypte l’information avant de l’envoyer », indique l’avocat.
L’adoption d’un nouveau décret présidentiel interdisant l’entrée aux États-Unis de visiteurs provenant de six pays à majorité musulmane a, elle aussi, compliqué les choses. Cette nouvelle mesure controversée a engendré beaucoup de con-fusion et de craintes aux frontières. L’ACPPU a d’ailleurs encouragé ses membres visés par le décret à remettre leur voyage aux États-Unis à plus tard et invité les ressortissants des six pays visés qui ont également la nationalité canadienne ou qui sont résidents permanents à consulter un avocat avant de voyager.
« La situation a de sérieuses implications pour nos membres à la fois sur la liberté académique et sur la protection de la confidentialité de la recherche, mais aussi en ajoutant des obstacles pour les voyages entre le Canada et les États-Unis », précise le président l’ACPPU, James Compton.
Depuis février, quelque 6 000 universitaires du Canada et du reste du monde ont signé une pétition les engageant à ne pas assister à des conférences académiques aux États-Unis en réaction au décret américain. L’ACPPU travaille présentement sur une mise à jour de son avis aux voyageurs universitaires qui veulent se rendre aux États-Unis afin d’aider les 70 000 membres de l’organisation à éviter les écueils à la frontière.
C’est le dernier décret adopté par le président Trump qui a convaincu la professeure Minelle Mahtani et une de ses collègues d’annuler leur participation à des conférences académiques en territoire américain. Dans une lettre ouverte publiée en mars dans The Globe and Mail, ces deux professeures de l’Université de Toronto affirment avoir pris cette décision non pas comme geste politique, mais par crainte qu’elles pourraient rencontrer des ennuis à la frontière avec des conséquences sur leurs futurs voyages de recherche et autres collaborations professionnelles.
« L’hystérie engendrée par l’interdiction d’entrée et la fermeture des frontières bat son plein et il nous apparaît très clair que les agents frontaliers américains ne savent pas exactement comment appliquer ces nouveaux règlements, des règlements qui sont en plus contestés devant les tribunaux. Dans ces conditions, il nous est impossible d’évaluer correctement les risques d’entreprendre des voyages aux États-Unis », soulignent ces deux universitaires canadiennes.
Également, le projet de loi C-23, qui est à l’étude au Parlement, alimente les préoccupations. Cette nouvelle mesure permettrait d’étendre les pouvoirs des agents frontaliers américains et canadiens dans les zones de pré-dédouanement des aéroports. Les autorités canadiennes expliquent que la loi proposée a pour objet de contrer la contrebande et l’importation de produits dangereux, mais les experts ont des doutes.
« Nous sommes inquiets des nouveaux pouvoirs que cette loi donnerait aux agents frontaliers américains qui travaillent en sol canadien. Les agents auraient le droit de détenir des gens qui sont entrés en zone de pré-dédouanement et qui changent d’idée. De plus, certains articles du Code criminel et de la Loi sur les armes à feu ne s’appliqueraient pas à eux », explique le directeur général de l’ACPPU, David Robinson.
À l’heure actuelle, les citoyens canadiens qui entrent en zone de pré-dédouanement ont l’option de rebrousser chemin s’ils le désirent. Et même si le premier ministre Justin Trudeau a promis que la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquerait, la nouvelle loi permettrait aux agents de détenir et d’interroger les voyageurs le temps qu’ils jugent nécessaire et il n’y aurait pas de mécanisme judiciaire pour contester cette décision.
« Le projet de loi C-23 se concentre plus sur les fouilles pour contrer l’importation de produits dangereux et la contrebande. Mais même si la Charte s’applique en théorie aux agents américains de pré-dédouanement, les protections de la Charte sont grandement affaiblies à la frontière », explique le professeur de droit Kent Roach, de l’Université de Toronto.
Il ajoute que l’article 40 de ce projet de loi est particulièrement inquiétante, puisqu’on y indique qu’une décision rendue par un agent ne peut être contestée en révision judiciaire. « Aux États-Unis et au Canada, c’est cette absence de mécanisme permettant aux citoyens de porter plainte qui va faire que ce sera difficile de reconnaître et de protester contre le profilage à la frontière », insiste l’expert.
Pour Me Jacobsen, cette nouvelle loi est navrante, mais elle ne change pas sa façon de voir les choses. « Même si on peut théoriquement quitter la zone de pré-dédouanement, je crois que cette décision rendrait les autorités américaines extrêmement méfiantes à votre égard lors de vos prochains voyages. Et je dirais que tout est encore plus vrai depuis l’élection de Donald Trump. Son insistance à dire qu’il allait rendre les frontières encore plus sécuritaires a eu pour effet de donner aux agents frontaliers encore plus de raisons pour user de leurs pouvoirs. Et à mon sens, ils ont déjà beaucoup de pouvoir et peu de discrétion. »