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Les origines de la liberté académique au Canada

La conception contemporaine de la liberté académique au Canada nous vient de deux sources historiques principales. Elle est née dans un premier temps des premières traditions britanniques de liberté d'expression académique et d'autogouvernance des facultés, dont témoignent par exemple les efforts déployés par Isaac Newton et ses collègues de l’Université de Cambridge pour résister à l'ingérence du roi Jacques II dans les décisions académiques, en 1687. À cela s'est ajoutée l'influence importante du développement de la lehrfreiheit (liberté en matière d'enseignement et de recherche) et de l'autonomie organisationnelle des universités allemandes post-napoléoniennes, deux principes exportés en Amérique du Nord à partir de la fin du 19e siècle.

Avant la fin des années 1800, l'Église ou l'État exerçait une influence considérable sur la plupart des universités et des collèges du Canada et des États-Unis. À la fin du 19e siècle cependant, lorsque l'économie s'est mise à croître, de riches chefs d'entreprise ont commencé à faire d'importants dons pécuniaires aux établissements d'enseignement supérieur. Les millions de dollars offerts par le magnat des chemins de fer, Leland Stanford, à l'Université Stanford et par le fondateur de la Standard Oil Company, John D. Rockefeller, à l'Université de Chicago en sont des exemples marquants. Certains donateurs pensaient que plus ils donnaient d'argent et plus les établissements se plieraient à leurs demandes, dont celle voulant que les conseils d'administration ou recteurs réduisent au silence ou licencient les professeurs exprimant des opinions contraires à leurs vues. Les économistes qui remettaient en question les pratiques d'affaires existantes ou les inégalités sociales étaient particulièrement menacés, et un certain nombre d'entre eux ont été renvoyés d'universités privées et publiques d'un bout à l'autre des États-Unis. Parmi les personnes licenciées figuraient le président George M. Steele du collège Lawrence, démis de ses fonctions en 1892 pour avoir encouragé le libre-échange, Edward W. Bemis, renvoyé de l'Université de Chicago en 1895 en raison de ses « opinions antimonopole », et Edward A. Ross, « contraint de démissionner » de l'Université Stanford en 1900 en raison de ses opinions sur la politique du travail, l'immigration et la propriété des services publics.

Au Canada, plusieurs membres du milieu académique aux opinions politiques et sociales peu orthodoxes ont également été pris pour cible. Le professeur de l'Université de Toronto Frank H. Underhill, dont la carrière académique a débuté en 1914, était l'un des principaux historiens et intellectuels publics du Canada. Il était également un militant politique et un critique virulent de l'ordre économique et social existant, si bien que ses opinions ont souvent attiré l'ire des administrateurs de l'université et de la classe politique. En 1931, le recteur de l'Université de Toronto, Robert Falconer, a envoyé au professeur Underhill une lettre d'avertissement en réaction à ses critiques publiques du gouvernement Bennett. En 1932, le successeur de Robert Falconer, le recteur Henry J. Cody, a explicitement restreint les activités politiques du professeur Underhill et lui a ordonné de démissionner du comité exécutif de l'aile ontarienne de la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC).

Pendant la guerre froide, de nombreux professeurs ont été injustement licenciés ou placés sur une liste noire en raison de leurs opinions politiques. En règle générale, les membres du milieu académique étaient pris pour cible et licenciés non pas en raison de ce qu'ils enseignaient en classe ou de ce qu'ils publiaient dans des revues scientifiques, mais en raison de leur activisme politique ou social. Le mathématicien Lee Lorch a été licencié par le collège City de New York en 1948 parce qu'il défendait les droits civiques des Américaines et Américains de race noire. Deux ans plus tard, il a été licencié par l'Université d'État de Pennsylvanie parce qu'il avait permis à la famille d'un ancien combattant noir de séjourner dans son appartement de New York. L'Université d’État de Pennsylvanie a publiquement dénoncé le comportement du mathématicien en le qualifiant d'« extrême, illégal, immoral et préjudiciable aux relations publiques de l'université ». Quelques années plus tard, Lee Lorch a été licencié par l'Université Fisk, dans le Tennessee, à la suite de sa comparution devant l’House Un-American Activities Committee (HUAC), qui l'avait convoqué après sa tentative d'inscrire sa fille dans une école réservée aux personnes noires pour protester contre la ségrégation scolaire. Lee Lorch et bon nombre de ses collègues ont accepté par la suite des postes au Canada, traînant avec eux un engagement ferme envers la liberté académique né de leur expérience du maccarthysme.

Si la répression du temps de la guerre froide a été beaucoup plus sévère aux États-Unis, plusieurs professeurs canadiens ont également été victimes de la chasse aux sorcières anticommuniste. Le mathématicien Israel Halperin de l'Université Queen's a fait partie des personnes arrêtées et inculpées par la GRC dans l'affaire dite Gouzenko en 1946. Malgré l'acquittement du mathématicien par les tribunaux, certains membres du conseil d'administration de l'Université Queen's ont continué à exiger son licenciement. Le physicien-mathématicien Leopold Infeld a démissionné de l'Université de Toronto en 1950 pour protester contre la violation de sa liberté académique. En effet, peu après que le chef de l'opposition au Parlement de l'époque, George Drew, avait allégué sans preuve aucune que le physicien-mathématicien avait transmis des informations sur la bombe atomique à l'Union soviétique, l'université avait refusé d'accorder à M. Infeld un congé sabbatique préalablement approuvé.

Malgré ces affaires, et bien d’autres, aucun effort concerté n'a été déployé pour défendre la liberté académique au Canada avant 1958, année où la toute nouvelle Association canadienne des professeures et professeurs d'université (ACPPU) a accepté de créer une commission d'enquête sur le cas du professeur Harry Crowe. Harry Crowe était professeur agrégé permanent d'histoire et membre actif de l'association du personnel académique du collège United (à l'époque affilié à l'Église unie; aujourd'hui l'Université de Winnipeg). En mars 1958, alors qu'il était professeur invité à l'Université Queen's, le professeur Crowe a envoyé une lettre privée à un collègue du collège United, le professeur William Packer. La lettre a été mystérieusement interceptée et transmise au directeur du collège, le révérend Wilfred C. Lockhart. Bien que l'essentiel de la lettre de M. Crowe portait sur les prochaines élections fédérales, elle commençait par deux courts paragraphes critiquant les administrateurs précédents et actuels du collège, y compris le directeur Lockhart, suggérait qu'ils étaient hypocrites et peu dignes de confiance, et ajoutait que « la religion est une force corrosive » au sein du collège.

Sur la base du contenu de la lettre, le conseil d'administration du collège United a licencié le professeur Crowe en juillet 1958. Deux semaines plus tard, l'association du personnel académique de l'Université Queen's a officiellement demandé à l'ACPPU de faire enquête, « en raison de la possibilité que cela soulève des questions relatives à la titularisation ». L'ACPPU a formé un comité d'enquête composé du professeur Vernon Fowke (économie, Saskatchewan) et du professeur Bora Laskin (droit, Toronto).

Avant même que la commission d'enquête ne commence ses travaux à l'automne 1958, le licenciement du professeur Crowe était devenu un sujet de controverse publique intense à Winnipeg. Au début septembre, des représentants du conseil d'administration ont indiqué à M. Crowe que le collège le réintégrerait pour un an. Cependant, deux semaines plus tard, M. Crowe a reçu une deuxième lettre de licenciement et le conseil d'administration a fait la déclaration publique suivante à la presse :

Selon le conseil, la lettre [de M. Crowe] trahit une attitude envers la religion qui est incompatible avec les traditions et les objectifs du collège United et nomme six membres de la faculté, dont deux personnes décédées tenues en haute estime, d'une façon qui dépasse les limites de la décence.

Le comité Fowke-Laskin a achevé son rapport en novembre 1958 et a déclaré que « même la conception la plus élémentaire de la sécurité d'emploi en milieu académique exclut le licenciement arbitraire sans motif valable et sans possibilité d'en connaître les motifs ou d'y répondre » et que « tout motif de licenciement qui viole la liberté académique ne peut pas être valable ». Fowke et Laskin ont conclu que le licenciement de M. Crowe était injuste et déraisonnable, et contraire aux principes fondamentaux de la liberté académique :

Telle qu'elle est communément interprétée, la liberté académique a pour substance le privilège accordé au personnel enseignant des universités et des collèges de formuler et de publier des opinions dans le cadre de l'enseignement et de la recherche et d'échanger des points de vue avec des collègues sans risque de censure ou de mesures disciplinaires. La liberté académique serait en effet vulnérable si ses limites dépendaient de l'interprétation donnée par l'administration d'un collège aux remarques d'un membre du personnel académique.

L'affaire Crowe et le rapport Fowke-Laskin ont eu une influence énorme en braquant les projecteurs sur les discussions relatives à la liberté académique. Ils ont également incité l'ACPPU à concentrer ses efforts sur l'élaboration d'une interprétation formelle de la liberté académique qui permettrait de mettre en pratique les leçons tirées de l'affaire Underhill, de la répression maccarthyste, de l'enquête Crowe et d'autres affaires. Parmi les principaux éléments de cette activité figure l'élaboration de politiques en matière de liberté académique, de titularisation, de non-discrimination et de responsabilités professionnelles.

Pour en savoir plus :

  • Paul Axelrod. « Academic Freedom and its Constraints: A Complex History », La Revue canadienne d’enseignement supérieur, vol. 51, no 3, 2021, p. 51-66.
  • V.C. Fowke et B. Laskin. « Report of the Investigation by the Committee of the Canadian Association of University Teachers into the Dismissal of Professor H.S. Crowe by United College, Winnipeg, Manitoba », Bulletin de l’ACPPU, vol. 7, n3, janvier 1959, p. 2-90.
  • Michiel Horn. Academic Freedom in Canada: A History, Toronto, University of Toronto Press, 1999.
  • Peter C. Kent. Inventing Academic Freedom: The 1968 Strax Affair at the University of New Brunswick, Halifax, Formac Publishing, 2012.