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Neutralité institutionnelle et liberté académique

Neutralité institutionnelle et liberté académique

Par Erik Thomson

Après l’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, de nombreuses universités ont adopté des politiques de « neutralité institutionnelle ». Ces politiques déclarent que l’université ne prendra pas position sur des controverses politiques ou éthiques qui ne sont pas liées aux fonctions essentielles de l’université.

À première vue, il s’agit d’une réponse logique et même louable à un environnement politique complexe et hostile. La neutralité officielle peut contribuer à protéger l’université des conséquences négatives de la controverse. Les déclarations pourraient aliéner les diplômées et diplômés, les donatrices et donateurs, les étudiantes et étudiants, les membres du personnel académique, et inciter les responsables politiques à intervenir, érodant ainsi l’autonomie de l’université.

De nombreux partisans de la neutralité institutionnelle insistent sur le fait qu’elle est essentielle à la défense de la liberté académique et de la liberté d’expression. Ils affirment que les positions officielles empêchent les membres du personnel académique ou les étudiantes et étudiants d’exprimer des opinions divergentes.

Jusqu’à récemment, la neutralité institutionnelle occupait une place mineure dans la littérature et les politiques relatives à la liberté académique. Seuls un livre et une poignée d’articles ont été consacrés à ce sujet. Le terme n’est pas mentionné dans les ouvrages Understanding Academic Freedom de Henry Reichman, dans For the Common Good : Principles of American Academic Freedom de Matthew Finkin et Robert Post ou dans Knowledge, power, and academic freedom de Joan Wallach Scott.

Certains ont affirmé que la Declaration of Principles on Academic Freedom and Academic Tenure (Déclaration de principes sur la liberté académique et la titularisation) de 1915 de l’American Association of University Professors (AAUP) énonce intrinsèquement un principe de neutralité lorsqu’elle dénonce la menace qui pèse sur la liberté d’enseignement et de recherche lorsque le personnel académique s’oppose à des points de vue soutenus par des donatrices et donateurs, le gouvernement ou l’opinion publique. Pourtant, les politiques subséquentes de l’AAUP ont à peine mentionné ce principe.

L’ACPPU n’a pas de politique sur la neutralité institutionnelle, mais elle envisage actuellement d’en adopter une.

Il semble presque que la neutralité institutionnelle ait été une préoccupation particulière de l’Université de Chicago. L’histoire de cette université mérite d’être examinée car elle révèle certaines des forces, des tensions et des limites du principe. En 1899, le personnel académique de l’Université de Chicago a approuvé à l’unanimité la « liberté totale d’expression » en tant que principe immuable, tout en précisant qu’il « doit être clairement entendu que l’université, en tant que telle, ne se pose pas en adversaire de l’une ou l’autre partie sur une question publique ».

En 1967, au milieu des protestations étudiantes concernant les relations raciales, la conscription et le désinvestissement en Afrique du Sud, le président de l’Université de Chicago a convoqué un comité chargé d’examiner l’action politique de l’université, présidée par l’éminent professeur de droit constitutionnel Harry Kalven. Dans son rapport, le comité a convenu qu’il n’existait aucun moyen pour une université d’adopter une position collective qui n’entraverait pas les opinions individuelles des membres du personnel académique ou des étudiantes et étudiants.

L’objectif central de l’université, à savoir l’enseignement et la recherche, bien compris, exige qu’elle « embrasse, accueille et encourage la plus grande variété de points de vue au sein de sa communauté ». Par conséquent, l’université devait s’abstenir de prendre des positions publiques sur des sujets controversés, afin d’éviter d’être détournée de sa mission de « découverte, d’amélioration et de diffusion des connaissances... pour jouer le rôle d’une force ou d’une influence politique de second ordre ».

Cependant, les propres délibérations du comité Kalven suggèrent que l’une des faiblesses du principe de la neutralité institutionnelle est qu’il est impossible pour une université de remplir sa mission principale sans prendre des décisions qui sont de nature politique et éthique.

L’histoire de l’Université de Chicago suggère également que la neutralité institutionnelle n’est pas nécessaire à la défense vigoureuse de la liberté académique et de la liberté d’expression. Il suffit de penser à Robert Maynard Hutchins, président de l’Université de Chicago de 1929 à 1945 et chancelier de 1945 à 1951. Peu de gens décriraient M. Hutchins comme un exemple de « neutralité » ou même de retenue dans ses prises de position publiques sur des questions controversées; il a également mis l’université au service de valeurs politiques. Lors de la Convention nationale démocrate de 1932, M. Hutchins — identifié comme le président de l’Université de Chicago — propose que les États-Unis prennent la tête de la cause du désarmement mondial au sein de la Société des Nations. Au printemps suivant, il dénonce le régime hitlérien et plaide pour le sauvetage des universitaires fuyant la tyrannie nazie. Lorsque la guerre éclate en Europe, il critique le programme prêt-bail (Land-Lease) et plaide pour la neutralité américaine. Après Pearl Harbor, il déclare au personnel académique : « Nous sommes désormais un instrument de la guerre totale. »

M. Hutchins mobilisera l’université dans l’effort de guerre, soutenant notamment le projet Manhattan en créant le « Laboratoire métallurgique », qui initiera la première réaction nucléaire en chaîne contrôlée sous les gradins de l’ancien stade de football de l’université. Quatre jours après la destruction de Nagasaki par la bombe atomique, M. Hutchins a dénoncé la décision de Truman sur la radio NBC, estimant que « les États-Unis ont perdu leur prestige moral » en utilisant des bombes atomiques.

Pourtant, l’Université de Chicago inclut à juste titre M. Hutchins dans le panthéon des défenseurs de la liberté académique, aux côtés de William Rainey Harper et de Hanna Holborn Gray. Le « Rapport du Comité sur la liberté d’expression » de 2014, souvent connu sous le nom de « principes de Chicago », célèbre la défense par M. Hutchins d’un groupe d’étudiantes et étudiants qui avait invité le candidat du Parti communiste à la présidence à s’exprimer. Ils le citent en train de défendre les étudiantes et étudiants en déclarant publiquement que « nos étudiants... devraient avoir la liberté de discuter de n’importe quel problème qui se présente à eux ».

Lorsque Charles Walgreen — propriétaire de la chaîne de pharmacies éponyme — écrit à M. Hutchins pour l’informer qu’il retire sa nièce de l’Université de Chicago parce qu’elle a été exposée en classe à de la « propagande séditieuse sous couvert de liberté académique » communiste, et qu’il transmet la lettre aux journaux de Hearst, M. Hutchins ne sourcille pas. Dans la presse et devant une commission d’enquête du Sénat de l’Illinois, il a défendu le droit de ses professeures et professeurs à enseigner. Comme l’a récemment souligné John Boyer, « la rigueur de M. Hutchins sur [la question de la liberté académique] a renforcé l’identité et la réputation de l’Université de Chicago en tant que lieu d’accueil d’étudiantes et étudiants et d’enseignantes et enseignants sérieux et indépendants dont les programmes d’enseignement et de recherche exigeaient le respect de l’autonomie intellectuelle et culturelle du personnel académique et des étudiantes et étudiants ».

Bien que je puisse espérer que les administratrices et administrateurs d’université adoptent le courage de M. Hutchins en défendant la liberté académique, je ne pense pas que beaucoup de présidentes et présidents ou d’administratrices et administrateurs soient aussi ouverts à leurs opinions qu’il l’a été. En particulier à une époque où l’on semble vouloir faire l’amalgame entre discours et actions significatives, les administratrices et administrateurs devraient faire preuve de retenue dans l’expression de leurs opinions politiques, par principe et par prudence. Les membres du comité Kalven ont eu raison de craindre que l’expression inconsidérée de convictions institutionnelles ne détourne une institution de sa mission de recherche et d’enseignement et ne la conduise à exercer une influence politique de second ordre.

Toutefois, les administratrices et administrateurs ne devraient pas se contenter d’adopter une position universelle de neutralité institutionnelle, mais considérer que la modération exige un choix éthique et politique conscient quant aux moments où il convient d’exprimer une opinion et à ceux où il convient de garder le silence. Ce choix est en soi sujet à la critique et à la remise en question.

Par ailleurs, l’adoption de la « neutralité institutionnelle » risque d’étouffer le débat. Si les administratrices et administrateurs d’université s’engagent à ne pas prendre position sur une controverse morale ou politique, les déclarations ou politiques officielles de l’université pourraient sembler au-dessus de toute critique politique ou éthique. Les universités doivent faire des choix éthiques et politiques pour fonctionner. Nous devrions probablement tous adopter la pratique de l’Université de Chicago consistant à nommer les personnes qui composent des organes tels que le comité Kalven et qui font des déclarations au nom d’une institution, et à permettre aux personnes qui ne sont pas d’accord avec leurs conclusions d’avoir l’espace nécessaire pour exprimer leurs raisons.

La liberté d’expression intra-muros est donc une composante de la liberté académique bien plus importante que la neutralité institutionnelle. Même lorsque l’administration de l’université exprime une opinion, les membres du personnel académique ou les étudiantes et étudiants peuvent s’y opposer ou exprimer leur propre point de vue.

Au Canada, les conventions collectives précisent le droit des membres du personnel académique à être en désaccord avec leur employeur. Les membres du personnel académique doivent avoir le courage d’exercer ce droit. Ils peuvent exprimer leur jugement indépendant, même s’il entre en conflit avec les opinions exprimées par tous les rangs des administratrices et administrateurs de l’université. Ils peuvent être en désaccord avec les décisions prises, même après une délibération en bonne et due forme par le gouvernement collégial. S’ils peuvent se réunir avec des collègues et faire des déclarations communes, ils peuvent aussi être en désaccord avec les opinions de leurs collègues. Là encore, il convient d’éviter les déclarations anonymes, mais plutôt de faire en sorte que les déclarations soient l’expression d’individus et qu’il y ait suffisamment de place pour la dissidence.

Il convient de rappeler aux arbitres du travail que le personnel académique bénéficie d’exceptions substantielles à l’obligation de loyauté généralement due aux employeurs, précisément parce que l’université, pour citer le comité Kalven, doit « encourager la plus grande variété de points de vue au sein de sa communauté » afin de mener à bien son travail d’enseignement et de recherche.


Erik Thomson est professeur agrégé au département d’histoire de l’Université du Manitoba et membre du Comité de la liberté académique et de la permanence de l’emploi de l’ACPPU.

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